Toussaint Cartier reste largement une énigme, faute de documents détaillés produits de son vivant. On aimerait disposer de son propre témoignage, de quelques lettres de sa plume ou d’extraits de son livre de raison. Comme il était sans doute analphabète, il apparaît exclu que l’on retrouve un jour des sources aussi « parlantes ». Mais, en l’absence de tels documents, il est éclairant de comparer Toussaint Cartier avec l’un de ses prédécesseurs, Georges-François Poulet, qui vécut en Nouvelle-France de 1715 à 1718 sous l’identité d’emprunt de « M. Dupont » et qui est aujourd’hui connu comme l’ermite de Trois-Pistoles. Voici la présentation qu’en donne la mère Juchereau de Saint-Ignace, sa contemporaine :
« Il se fit dresser dans le bois une petite cabane, à une lieue des habitations. Il y mena une vie très dure et venait chez ses plus proches voisins chercher du pain et des pois qui faisaient toute sa nourriture. Il traînait lui-même son bois, était vêtu comme un ermite, se prosternait devant tous ceux qu’il rencontrait, leur baisait les pieds et leur disait quelques paroles édifiantes. Il passait pour un saint dans l’esprit de plusieurs quoiqu’il n’approchait point des sacrements. »
Débarqué dans la colonie plus de dix ans avant Toussaint Cartier et contraint d’en repartir à peine trois ans après son arrivée, Georges-François Poulet était un moine bénédictin de Saint-Maur. Bien que son supérieur ecclésiastique le décrive, pour l’excuser, comme « ayant plus de faiblesse d’esprit que de malice », ce moine était sans doute, en réalité, un esprit fort, prêt à quitter sa communauté plutôt que d’abjurer le jansénisme, que la bulle pontificale Unigenitus avait condamné en 1713. Prenant l’habit d’un simple laïc, le bénédictin défroqué passa la première année à Cap Saint-Ignace, avant de s’établir le long de la rivière Trois-Pistoles grâce à l’appui du seigneur Nicolas Rioux. La tranquillité de cette vie solitaire sera cependant compromise par l’intervention de Mgr de Saint-Vallier, qui convoquera l’ermite pour l’obliger à reprendre l’habit religieux et à renoncer au jansénisme. Comme l’ermite s’entêtera, l’évêque tentera de l’expulser en France, mais le moine finira par repartir de lui-même. Le plus intéressant est qu’il publiera un témoignage de son séjour en Nouvelle-France. Or, ce récit recèle une infinité de détails qui éclairent le cas de Toussaint Cartier.
Il montre d’abord la précarité de la vie de l’ermite, à mille lieues de l’image riante et bucolique du retour à la nature que prônera le romantisme :
« Cette cabane avait été faite à la hâte, la terre était dès lors fortement gelée. Il était très difficile d’en avoir pour bien terrasser la cabane. La neige qui fondait sur le toit dégouttait par le dedans continuellement. Je ne pouvais en certains jours trouver le moindre espace pour coucher à sec. Une autre incommodité de cette cabane : il y fumait considérablement. J’étais obligé de laisser la porte ouverte toute la nuit pour ne pas courir risque d’étouffer. Je courais un autre risque qui était de geler. »
Ensuite, le récit du bénédictin fait voir l’accueil enthousiaste réservé aux ermites dans les seigneuries lointaines comme Trois-Pistoles, où, faute de paroisse, il n’y a pas de curé, mais seulement des missionnaires de passage :
« La famille de monsieur Rioux, seigneur des Trois-Pistoles, me reçut avec toute la cordialité possible. Dès que je voulus, on me mena voir tout le terrain de la seigneurie qui est de trois lieues de front pour que je marquasse celui que j’agréerais le plus. Il m’en fut donné une lieue entière, et on se mit sans délai à me loger d’une manière qui me mettait à couvert des froids excessifs et des neiges infinies qu’il y a dans le Canada. »
Enfin, ce récit suggère que dom Poulet s’était fait ermite non pas tant pour échapper aux réprimandes que pour embrasser une vie religieuse austère, conforme au jansénisme :
« Je vécus l’espace de deux années seul et inconnu, content et tranquille, approchant du plus près qu’il m’était possible de l’ancienne simplicité de nos premiers pères, suivant de point en point la règle de saint Benoît, pratiquant l’hospitalité à l’égard des Sauvages comme à l’égard des Français, en la manière que saint Benoît l’ordonne, m’occupant l’esprit des choses éternelles, accoutumant le corps à desceller le bois, défricher la terre et en me faisant à toutes les fatigues inévitables dans les pays incultes et déserts. »
Sans être ni un moine défroqué ni sans doute un janséniste au sens strict, Toussaint Cartier partageait assurément avec l’ermite de Trois-Pistoles cette exigence et ce goût pour le désert, au même titre que les solitaires de l’abbaye de Port-Royal des Champs, haut lieu du jansénisme, rasé par Louis XIV en 1711. De 1728 à 1767, l’île Saint-Barnabé, grâce à Toussaint Cartier, devint une sorte de Port-Royal sur mer.