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La légende du veuf, du ténébreux et de l’inconsolé

Par Claude La Charité le 2009/12
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La légende du veuf, du ténébreux et de l’inconsolé

Par Claude La Charité le 2009/12

On dit souvent à propos de Toussaint Cartier qu’il relève de la légende. Il s’agit pourtant d’un homme qui a bel et bien existé, comme l’attestent les documents d’archives produits de son vivant et les vestiges mis au jour par les fouilles archéologiques de l’été dernier sur l’île Saint-Barnabé. Dans quelle mesure incarne-t-il une légende et en quel sens faut-il entendre ce terme de « légende »?

La notion même de légende est vaste et complexe et peut être définie de multiples manières. Il reste cependant que Toussaint Cartier incarne bien une légende selon deux définitions couramment admises, à savoir la légende comme « récit populaire traditionnel » et la légende comme « récit édifiant de la vie d’un chrétien exemplaire ».

Dans sa variante édifiante, la légende relate traditionnellement la vie d’un saint. Le recueil le plus connu de vies de saints est certainement La légende dorée (1261-1266) de Jacques de Voragine. Le terme de légende n’est pas alors péjoratif et ne suggère pas que ces vies de saints sont inventées ou imaginaires. Il s’agit plutôt d’un terme emprunté au latin legenda qui signifie « ce qu’il faut lire » pour être édifié.

Sans être un saint ni même un bienheureux, Toussaint Cartier a bien inspiré des récits exemplaires chez des auteurs du XIXe siècle qui ont cherché à le donner en modèle de vie chrétienne. On ne s’étonnera pas que ces récits édifiants aient été le fait d’ecclésiastiques comme l’évêque Joseph Signay ou encore de laïcs proches de l’Église catholique comme Joseph-Charles Taché. Plutôt que de s’attarder sur tel ou tel détail anecdotique, ces légendes de Toussaint Cartier cherchent plutôt à mettre en évidence tel trait moral universel, susceptible d’être imité. C’est ainsi qu’on a pu magnifier le projet de l’ermite de « faire son salut », son assiduité à communier et à se confesser ou encore, indice ultime d’une vie chrétienne réussie, la sérénité avec laquelle il accueillit la mort.

Mais la légende peut également être un « récit populaire traditionnel, plus ou moins fabuleux, qui a un fondement historique ». Et de fait, tous les récits sur Toussaint Cartier, aussi contradictoires soient-ils1, prennent appui sur un fondement historique, à savoir les quelques données avérées à son sujet : arrivé à Rimouski en 1728, Toussaint Cartier décida de se faire ermite sur l’île Saint-Barnabé, où il mourut en 1767, âgé d’environ 60 ans. Ce fondement historique ne suffit cependant pas à expliquer cette vie atypique et ne répond pas à la principale question : pourquoi s’est-il fait ermite? C’est là qu’interviennent la tradition orale et la culture populaire pour achever le tableau incomplet de la vie de l’ermite et lui donner un sens.

L’énigme Toussaint Cartier ne peut être résolue, à mon avis, qu’à condition de respecter la nature hybride du personnage, mi-historique, mi-fabuleux, et de chercher à le saisir dans sa diversité, en multipliant les points de vue, à la croisée des données historiques avérées et du sens que l’imaginaire de générations successives a cherché à projeter sur sa vie pour en faire un destin. À l’instar de tous les personnages marquants de l’histoire, Louis XIV, Napoléon ou Rancé, Toussaint Cartier, l’être en chair et en os qui vécut en solitaire sur son île, est devenu indissociable de sa légende.

Chateaubriand qui écrivit en 1844 une magnifique Vie de Rancé, ce grand mondain du XVIIe siècle qui, converti à l’âge de 37 ans, se retira à la Trappe, en savait quelque chose, lui qui, pour rendre compte de la vie de ce personnage hors norme, recourut autant à l’imaginaire et au vraisemblable qu’aux faits historiques établis. Il ne se cacha d’ailleurs pas de cette démarche éclectique, comme il l’écrit dans un passage qui résume à merveille le cas de Toussaint Cartier : « Quiconque est voué à l’avenir a au fond de sa vie un roman, pour donner naissance à la légende, mirage de l’histoire. »

L’autre grande variante de la légende de Toussaint Cartier, celle du veuf inconsolable voué à la mémoire de son épouse disparue, s’inscrit à coup sûr dans cette définition du récit populaire traditionnel. Inaugurée par Frances Brooke dans son roman The History of Emily Montague (1769) et relayée par Wentworth Monk au XIXe siècle, cette légende « romantique » a trouvé un écho jusque dans le guide du Bas-Saint-Laurent publié par Tourisme Québec. Elle est si romanesque qu’elle a suscité la méfiance et le scepticisme de bon nombre d’historiens. La mort de la jeune femme au large de Rimouski, juste avant l’arrivée des amants dans la terre promise de la Nouvelle-France, fait beaucoup penser aux œuvres de la fin du XVIIIe siècle où les larmes coulent toujours abondamment. Le lecteur cultivé ne peut s’empêcher de rapprocher la légende de Frances Brooke du roman Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, ne serait-ce qu’en raison des troublantes similitudes que présente leur dénouement respectif. Mais il y un hic, c’est que Paul et Virginie n’a été publié qu’en 1787, soit vingt ans après le roman de Frances Brooke.

C’est pourquoi il faut peut-être envisager la variante romantique de Brooke comme potentiellement fondée sur une part de vérité historique. On sait que la romancière britannique a séjourné à Québec après la Conquête. Il n’est pas exclu qu’elle ait pu connaître directement ou indirectement l’ermite. Mais alors pourquoi, lui si secret au point de fuir devant le marquis de Montcalm, se serait-il confié à une Britannique à la veille de mourir? La réponse tient peut-être au changement de régime politique, provoqué par la Conquête.

Si Toussaint Cartier était bien un jeune noble des environs de Morlaix et qu’il avait bel et bien épousé une jeune femme contre l’avis de ses parents ou de ceux de sa bien-aimée, le jeune amoureux s’exposait à des poursuites judiciaires pour un crime qui s’appelait alors le « rapt de séduction », qui était souvent invoqué par les parents pour annuler un mariage et pour lequel la peine prévue était l’exécution capitale.

Il semble d’ailleurs que la justice en Bretagne ait été d’une sévérité extrême dans ces cas de « rapt de séduction ». Le plus souvent, toutefois, la condamnation était évitée par une entente à l’amiable entre les familles. Or, si la jeune épouse de Toussaint Cartier est bien morte dans la traversée vers la Nouvelle-France, aucun accommodement n’était possible, et le jeune homme s’exposait à être condamné à mort par contumace, c’est-à-dire en son absence. La Nouvelle-France ne pouvait pas constituer un asile contre la justice française qui s’exerçait de la même manière dans cette province du royaume, du moins jusqu’à la Conquête anglaise de 1763.

En tout cas, pareille condamnation à mort, si elle est avérée, suffirait à elle seule à expliquer le destin exceptionnel de cet homme qui passa sa vie à taire son identité et à cacher son passé, loin de tous, sur une île déserte, pour ne pas avoir à faire face au bourreau.

Seules les archives criminelles du parlement de Bretagne, à Rennes, seraient susceptibles de confirmer une telle hypothèse. À condition toutefois de pouvoir établir l’identité véritable de Toussaint Cartier : autant dire trouver une aiguille dans une botte de foin.

Notes :

1. À propos de ces multiples récits contradictoires, voir mon article « Les neuf vies de Toussaint Cartier », Le Mouton NOIR, vol. XIII, no 2, novembre-décembre 2007, p. 3.

Légende des illustrations :

A)    Portrait de l’abbé Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, par Hyacinthe Rigaud.

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