Non classé

Pierre et Nelly

Par Pierre Landry le 2009/11
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Pierre et Nelly

Par Pierre Landry le 2009/11

J’aime vous attendre ici, en haut de cette page. J’aime ce merveilleux anonymat qui me rattache à vous, qui nous lie l’un à l’autre sans nous obliger en aucune façon. Qui je suis, qui vous êtes, on en a bien peu à cirer, alors on peut se livrer sans pudeur, moi enlignant ma marée motrice de mots et vous la décryptant, lettre à lettre, d’une ligne à l’autre, dans l’ignorance du plat que je m’apprête à vous servir.

J’aime vous attendre ici, réfugié dans le noir de l’encre, tapi entre les lignes, prêt à bondir d’une voyelle ou d’une consonne à l’autre, essayant par tous les moyens de trouver du sens à ce pauvre univers où s’ébrouent nos chétives existences.

J’imagine Pierre Falardeau et Nelly Arcan faisant côte à côte les premiers pas dans l’infini, gênés l’un et l’autre par cette promiscuité soudaine, imposée du seul fait que leur mort est arrivée à quelques jours de distance et qu’ils étaient tous les deux des personnages publics. J’imagine Falardeau, cigarette au bec, l’air toujours aussi baveux avec sa dégaine à la Gainsbourg, un peu estomaqué d’avoir été arraché au combat dans la force de l’âge. À la manière d’un Clint Eastwood de l’au-delà, il époussette les débris d’histoires inachevées qui se sont accumulés sur son paletot et qui se confondent maintenant à de la poussière d’étoiles. Il n’a rien perdu de sa superbe et de sa fougue et, Dieu ou Diable, il a bien hâte de sonner les cloches à cet Imbécile qui l’a convoqué si tôt et qui fait tant de déshérités de ce côté-ci des choses.

Encore tout embrumée de mots, toujours d’une beauté sensuelle et provocante, cernée d’une morgue où se mêlent à la fois l’impudeur et une honte glaciale que même sa mort n’est pas parvenue à faire fondre, Nelly Arcan marche à ses côtés comme une desperado de l’âme qui a perdu ses derniers repères. Peut-être connaît-elle enfin la paix, peut-être marche-t-elle vers une autre qui est elle-même en joie. Mais elle ne le sait pas pour le moment. Il y a encore un buzz trop puissant qui lui vrille le cœur et les tripes, il y a cette corde où elle s’est empêtrée depuis sa plus tendre enfance et dont elle n’est pas encore parvenue à se défaire. Il y a, encore, cette plaie vive en elle creusée par le plaisir des hommes. Elle ne se voit faite désormais que pour donner des orgasmes à Dieu seul.

Ils s’en vont tous les deux, appareillage incertain avançant dans le désert du temps et dans l’opacité des sens. De temps à autre, le cinéaste jette un coup d’œil furtif et suspect – mais tout de même intéressé – à sa compagne : il est à la fois charmé et stupéfait. Pourquoi le hasard les fait-il ainsi cheminer côte à côte?

Elle. Son œuvre centrée uniquement sur elle. Son seul sujet, sa seule préoccupation, le piège de son moi où elle s’est engluée comme une mouche, momifiée dans l’ambre cristallisé de son ego. Ses ailes qui frétillaient encore alors que tout en elle appelait l’abandon. Perdue dans les spirales d’une écriture qui la ramenait toujours à elle-même, dont elle était à la fois le centre et la périphérie. Elle, tombée dans le piège de la Beauté, prise dans les filets de la Grâce, cherchant à éviter par la voie sans issue des plasties et des prothèses que son corps objet ne se dégrade en un corps abject. Le corps : un objet de beauté conçu pour le plaisir des hommes qui dès lors qu’il ne peut leur plaire n’a plus sa raison d’être. Et cette conscience, cette lucidité laser, cette richesse du verbe soumis aux impératifs de l’univers mâle, cette plainte acide de l’écriture qu’elle a cueillie à même les flancs et le sperme des hommes venus se délester sur elle de leur impuissance.

Lui. Don Quichotte. Chevalier comme ce De Lorimier à qui il aura redonné un superbe souffle de vie. Son œuvre toute tournée vers l’autre, les phares de sa création résolument braqués sur autrui : vrais ou faux révolutionnaires, fantoches plus grands que nature, mal barrés de la vie ou grands guignols se congratulant, les rois nègres pataugeant de joie dans leur mare aux canards pendant que les vrais boss jubilent du haut des estrades. Falardeau, un vrai, un pur, un combattant, un qui croyait en nous comme peuple comme ce n’est presque plus permis. Une autre grande-gueule qui se tait, alors que le babillage des biens nantis et des crosseurs de tout acabit n’aura jamais été aussi fécond en même temps que stérile.

Le vent se fait plus intense. Des éclairs sillonnent le mur de ténèbres qui se dresse devant eux. Un froid glacial les transperce et les secoue. Instinctivement, ils se rapprochent l’un de l’autre. Il lui prend la main et leurs yeux se croisent. La même force et la même détermination les animent. Ils savent qu’ils n’ont rien à craindre. Morts ou vivants, leur âme n’est pas à vendre.

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