
Beaucoup d’encre a coulé sur le corps de Nelly Arcan. D’abord la sienne, puis celle des autres, celle des critiques qui l’ont parfois maculée, parfois immaculée. C’est pourquoi aujourd’hui je n’écris pas dans le but de critiquer, mais plutôt dans celui de poser une réflexion sur ses écrits et sur le, ou les personnages qu’elle a construits autour d’eux.
En littérature, la mort de l’auteur change souvent la perception et le devenir de l’œuvre :elle consacre les classiques, elle est la porte du panthéon, l’incontournable du chef-d’œuvre et elle scelle les contours du personnage littéraire que demeure l’auteur. Princesse ou putain, le personnage que semble être Nelly Arcan nous est connu grâce à une couverture médiatique considérable et il est le seul aujourd’hui qui nous revient à l’esprit depuis l’annonce de son décès. Isabelle Fortier est ainsi passée inaperçue, éclipsée par sa construction de l’image d’une auteure provocatrice, celle de Nelly Arcan. De personnage à narrateur, de Nelly Arcan à Isabelle Fortier, d’auteure à femme, les masques et visages s’enchaînent et s’accumulent à la manière de poupées russes.
Toujours sur la corde raide entre vie vécue et vie fictionnalisée, les deux premiers récits de l’auteure semblent jouer, à la manière de miroirs déformants, avec l’image de cette femme qui s’exhibe sous couvert d’écriture. Plusieurs ont tenté et tenteront encore de départager le vrai du faux en occultant le portrait d’ensemble qu’offrent ces deux parcours qui se juxtaposent dans un effet de transparence où l’un masque momentanément le second. Plutôt qu’une image d’elle-même, l’auto-fiction chez Nelly Arcan nous renvoie à l’image de nous-mêmes, celle d’un lecteur à la limite du voyeurisme. Voyeurisme qui se poursuit au-delà du texte puisqu’à la suite du décès, la volonté de l’auteur devient caduque. Tous ses écrits, même le plus petit post-it, deviennent objets de convoitise pour les lecteurs, les critiques et les éditeurs. Nous aurions pu prévoir que bientôt les manuscrits, romans inachevés et notes à elle-même deviendraient objets de publication comme l’a proposé dernièrement son éditeur français, Bertrand Visage. Y-a-t-il un moment de deuil à respecter pour les manuscrits?
Sous une plume que l’on a qualifiée de dure et lucide se dégage une profonde tristesse, un univers lourd. Les circonstances de son décès et le genre de l’autofiction qui l’a fait connaître nous entraînent aujourd’hui inéluctablement et naïvement vers une relecture orientée de l’œuvre de Nelly Arcand qui surlignera automatiquement les nombreux passages abordant les thèmes de la pensée et du comportement suicidaire. Une partie du texte nous coule ainsi entre les doigts, laissant échapper un sens premier qui jamais ne pourra être repris. Le suicide d’Isabelle Fortier s’impose ainsi à la manière d’un écran devant ses textes et en particulier devant le dernier roman à paraître qui déjà marque par son propos sur le suicide. Peut-être aurait-il été avantageux de relire certains passages de ses deux premiers récits pour comprendre que le suicide apparaît comme un thème majeur dans l’œuvre de Nelly Arcan. Ainsi, est-ce Isabelle Fortier, Nelly Arcan ou la narratrice du récit Folle qui écrit : « Quand ma mort arrivera, on lira peut-être cette lettre, on y verra une prédiction.1 »? Les frontières paraissent perméables entre ces trois prises de paroles qui semblent se confondre.
Le nouveau roman de Nelly Arcan, Paradis, clef en main, propose l’histoire d’une jeune femme, Antoinette Beauchamp, qui, après une tentative de suicide à 14 ans, choisit, 16 ans plus tard, de faire appel à une entreprise spécialisée dans l’organisation de suicides. Malheureusement, ou heureusement, ce suicide échouera de nouveau et laissera Antoinette paraplégique. Le dernier roman signé Nelly Arcan nous offre un parcours de la mort jusqu’à la vie. Par « la force du verbe2 », l’auteure traite de la mort en ne parlant que de la vie. À l’aide d’une réflexion obnubilée par la vie, le personnage principal utilise un flot de paroles ininterrompu à la manière d’une dernière arme, d’un dernier bouclier devant la mort. C’est ainsi la force des mots, la prise en charge d’une parole qui permettra l’éclosion d’un désir nouveau d’exister.
La paraplégie d’Antoinette permet à Nelly Arcan de traiter d’une façon nouvelle la matérialité du corps féminin qui n’est plus présenté comme un objet sexuel, mais plutôt comme une mécanique organique réglée par ses déjections et ses vomissements. Ce changement de point de vue important apporte un nouveau rapport au miroir puisqu’il n’est plus seulement l’objet d’une obsession irrationnelle présenté dans les deux premiers récits de Nelly Arcan, Folle et Putain. Le motif du miroir devient au service du thème du dédoublement, celui de la scission inévitable entre le corps et l’esprit. Ce développement dans l’écriture de Nelly Arcan peut nous permettre de spéculer sur l’auteure qu’elle aurait pu devenir, sur le parcours littéraire qui aurait été le sien.
Le lien existant entre Isabelle Fortier et le personnage forgé de Nelly Arcan ne peut ainsi que transparaître implicitement par ce nouveau et dernier roman qui semble s’attarder sur la division de l’être et du paraître. S’installe ainsi un jeu entre deux personnalités. « C’était vrai, tout était vrai, il n’y avait plus de jeu. Pire, il y aurait du jeu dans le vrai. Du jeu dans le pire. On jouerait avec ma vie j’avais fait de ma mort un divertissement.3 » Est-ce Nelly Arcan qui a tué Isabelle Fortier ou est-ce Isabelle Fortier qui a tué Nelly Arcan? Elle était à la fois elle et l’autre, elle demeure altérité et identité.
Notes :
1. Nelly Arcand, Folle, Paris, Éditions du Seuil, 2004.
2-3. Nelly Arcan, Paradis, clef en main, Montréal, Les 400 coups, Collection Coups de tête, 2009.