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La pratique photographique de Maryse Goudreau

Par Adrienne Luce le 2009/11
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La pratique photographique de Maryse Goudreau

Par Adrienne Luce le 2009/11

Le thème central du travail de Maryse Goudreau est le paysage qu’elle habite et qui l’habite, paysage naturel portant les cicatrices du développement économique à tout prix. C’est à cette déchirure, entre ce qui a été et ce qui est, qu’elle puise ses univers photographiques oscillant entre l’approche bidimensionnelle et l’installation.

L’artiste prépare actuellement une exposition solo qui sera présentée au Musée de la Gaspésie du 4 décembre 2009 au 28 février 2010.

L’approche bidimensionnelle

Une de ses photographies, Banc de neige, donne à voir un monticule de neige printanière marqué par les traces de pneus d’une moto, le seul qui n’a pas encore fondu, planté, tel un îlot, au centre d’une cour de baseball déserte. Le banc de neige est dénaturé, en train de disparaître. La photographie témoigne de l’épuisement d’un monde et renvoie à notre monde. C’est à travers un lieu déserté que Goudreau fait surgir ici l’expérience humaine.

Anse nous montre des roches dans la mer dont on ne sait si elles en émergent ou si elles vont être submergées : l’artiste a fixé un moment du cycle des marées. Ce qui est tout aussi intéressant, c’est le jeu d’échelle. Les roches nous donnent au premier abord l’impression d’être en présence d’îles lointaines. « L’échelle est trompeuse », nous dit Goudreau. Et cette approche ludique n’a rien d’innocent. Lorsque nous nous rendons compte qu’il s’agit d’un plan rapproché, de roches banales, c’est tout un pan de notre univers mental qui est secoué. Nous ne voyons trop souvent qu’à travers la lorgnette de la carte postale. Comme si l’immensité se devait d’être prévisible plutôt que sentie. L’industrie touristique nous coupe du paysage, de sa matérialité. Renversant l’échelle,  Goudreau en pervertit les codes visuels. Anse est une ouverture dans la carte postale permettant de rêver le territoire. L’art n’existe que si l’artiste crée un espace qui puisse engager l’imaginaire du spectateur. Le reste n’est que folklorisation.

Les paysages véhiculaires et l’approche archivistique

Sa pratique installative se caractérise souvent par l’in situ. Et ses projets récents se sont concentrés sur les paysages véhiculaires1, ceux qui se font sur la route, déterminante dans la relation entre le photographe et le territoire.

Parmi eux, figure l’installation solo Paysage composté (2008)2. « Des partenaires des MRC de la Gaspésie ont accepté d’accueillir une porte placée dans le sol à flanc de monticule où des éléments horticoles font évoluer les lieux. », explique Goudreau. Le long du parcours péninsulaire, chacune de ces portes s’ouvre sur une photographie du paysage prise ailleurs dans la région : l’artiste déplace les images de leurs lieux géographiques d’origine pour que le spectateur puisse à travers ce dépaysement se découvrir collectivement. Elle creuse le sol, cherchant à même la terre une porte secrète qui s’ouvrirait sur le paysage à imaginer. Elle dit de ce projet qu’il en est un de sensibilisation à la fragilité du patrimoine paysager, à sa décomposition résultant du développement. Maryse Goudreau ne sait pas encore à ce moment-là que pendant le processus, en marge de cette décomposition, quelques particules de terre et de compost ont laissé des traces en elle, juste assez pour y faire germer une nouvelle approche du territoire. Le corps n’est jamais étanche. On ne met pas si intensément les mains dans la terre sans risquer la transformation.

La pratique artistique n’est jamais, elle non plus, étanche. L’artiste est une éponge qui s’imbibe de ce qui l’entoure, jusqu’au vertige. Pour Goudreau, ce fut d’abord de la collection de cartes postales de son père. Cette collection témoigne de la transformation des paysages tout au long du XXe siècle, et plus précisément de ceux de la Gaspésie et du Nouveau-Brunswick, l’axe nord-sud propre à notre culture territoriale. Cette approche archivistique l’a conduite à collectionner des photos anciennes achetées au hasard de ses voyages, jusqu’à ce que surgissent du lot des photos de femmes. Femmes anonymes. Il lui fallait forcément l’anonymat, ce recul-là, pour pouvoir s’arracher à la force magnétique de sa terre. Il n’y a pas d’amour sans recul. Le miracle de la création a fait le reste. L’artiste transforme une des cartes postales de la collection de son père en masque, qu’elle installe sur le visage d’une des femmes. Vue Ouest de la réserve est un travail ouvrant sur une multitude de possibles : Maryse Goudreau y concentre le paysage dans le regard, d’autant plus percutant qu’il se révèle à travers le masque.

Exposition solo au Musée de la Gaspésie, le sentiment de vertige

Vue Ouest de la réserve a donné lieu à une série. L’artiste s’est mise à collectionner consciemment les clichés anciens de femmes. En les photographiant de nouveau pour une éventuelle intégration à l’installation projetée, Maryse Goudreau tente à travers l’anonymat de ces femmes de réinventer l’autoportrait.

En processus de création, elle ne peut pas encore répondre à toutes les questions. Pourtant, quelques autres pistes permettent d’entrevoir ce que sera l’ambiance de l’exposition.

Dans la démarche déjà entamée de concentration du paysage, Goudreau en est venue à regarder la caméra, son outil de travail, comme un territoire en soi. Telle l’Alice de Charles Lutwidge Dodgson (Lewis Carroll), qui était entre autres photographe, elle entre dans la chambre noire de la caméra pour l’explorer et se retrouve face à un miroir. Elle en ramène la capacité de réfléchir la lumière. Elle remonte le temps et redécouvre au passage une ancienne forme de chambre noire, la variante grand format – au XIXe siècle, par exemple, les vacanciers pouvaient y entrer pour apprécier différents points de vue du paysage extérieur (paysages de bord de mer très souvent). Elle en ramène l’échelle.

L’artiste est en train de construire une chambre très éclairée, de forme rectangulaire, à deux portes se faisant face, dont deux des murs, le plafond et le sol seront recouverts de miroir, et dans laquelle les spectateurs pourront passer. Autre piste intéressante : elle prévoit que la salle d’exposition sera plongée dans l’obscurité pour permettre à la lumière filtrant par les portes de cette chambre, de la traverser. La salle d’exposition serait elle-même une Chambre obscure, dans sa version la plus ancienne, celle existant avant même l’invention du miroir et de la lentille, avant les premières impressions par des procédés photochimiques. Déjà relatée par Aristote au IVe siècle avant J.-C., elle consiste en un lieu où la lumière passant par un orifice traverse l’obscurité pour frapper le mur opposé et y créer une image inversée de l’originale. Comme Lewis Carroll, Maryse Goudreau joue constamment avec la logique, révélant au passage l’essentiel de la photographie, une lutte entre la lumière et l’obscurité qui n’est pas sans rappeler l’expérience humaine elle-même.

Et que voit-elle pour le moment à l’intérieur de cette chambre lumineuse? Elle voudrait installer sur deux murs, ceux troués par les portes, des reproductions d’un des clichés de femmes anonymes et d’une pile de cartes postales qui se répéteraient à l’infini grâce à la mise en espace de plusieurs miroirs. Elle désire surtout créer chez le spectateur « une impression de flotter dans tellement d’histoires et de mémoires et d’en avoir un vertige ».

Le processus a déjà ses points d’ancrage, mais ce sentiment de vertige reste à vivre… Et cela ne peut se faire qu’en allant voir l’exposition.

Notes:

1. Expression emprunté à Anne Baldassari, « Le photographe, la route, le territoire, Introduction aux paysages véhiculaires », Les Cahiers de la Photographie, n°14, 1984, Paris.

2. Concernant les photos de cette installation in situ, voir Paysage de Maryse Goudreau sur le site : http://www.blogger.com/profile/06787196433640171561. Voir aussi, concernant  le collectif Parcours du Point de vue, le site : http://www.parcoursgaspesie.ca/pages_goudreau.html.

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