Depuis 1958, Rosaire Pelletier parcourt le Bas-Saint-Laurent pour en observer la vie sauvage. Aussi est-il devenu au fil du temps un livre rare, riche de connaissances sur la diversité des espèces d’une région, sur sa biodiversité. À quatre-vingts ans, oiseaux, plantes et insectes continuent de l’émerveiller. Je l’ai rencontré pour mieux comprendre ce qui anime les naturalistes, observateurs attentifs de la nature sous toutes ses formes.
Qui sont les naturalistes?
Tout le monde aime le chant des oiseaux, la vue des fleurs printanières, la courbure d’un dos de baleine, la couleur des fruits mûrs. Mais qui se lève à trois heures du matin pour écouter les oiseaux avant le lever du jour? Qui affronte les moustiques des marécages pour chercher les rares orchidées de juin?
Naturalistes, allez-y, levez la main et échangez des sourires complices. Ces excentricités vous définissent et vous en êtes fiers!
Faites-vous cela par sacrifice, pour fournir à la science des données précieuses sur notre biodiversité? Ou est-ce par esprit de compétition, engagés dans un jeu obscur dont vous seuls connaissez les règles? Peut-être n’est-ce qu’une façon de vous éloigner de la société humaine où vous vous sentez à l’étroit, qui vous oppresse?
Né en 1929, Rosaire Pelletier parcourt encore les marais du Bas-Saint-Laurent à la recherche des orchidées. Il continue de braver le froid de décembre pour faire son recensement des oiseaux de Noël. Lui, le premier ornithologue de la région, possède peut-être la clé qui explique la passion des naturalistes.
De la solitude au partage
« J’ai commencé à observer les oiseaux en 1958. J’étais le seul au Bas-Saint-Laurent à l’époque. Je n’avais ni livres ni télescope, juste une paire de jumelles Tasco. J’avais été impressionné par le carouge à épaulettes, ce qui a fait éclore ma passion. Il m’avait fallu longtemps pour trouver son nom! », se rappelle Rosaire, qui fût toute sa vie marchand de peinture à Rimouski. Les couleurs, il connait ça. Celles des oiseaux l’ont toujours enthousiasmé.
Rosaire est un des fondateurs du Club des Ornithologues du Bas-Saint-Laurent (COBSL), la principale organisation naturaliste de la région. De cinq ou six membres à sa fondation en 1979, il en compte maintenant deux cents. « Le COBSL fut un des premiers clubs d’ornithologues du Québec, si on excepte ceux de Montréal et de Québec », précise Jacques Larivée, président du COBSL et lui-même pionnier dans l’organisation de l’ornithologie au Québec. Il existe aujourd’hui 31 clubs d’ornithologie dans la province qui rassemblent plus de 6000 observateurs d’oiseaux.
« Tu te faisais regarder drôlement quand tu te promenais avec une paire de jumelles. Aujourd’hui, on ne s’étonne plus de voir un ornithologue », raconte Rosaire. L’essor de l’observation de la nature est largement du à des gens comme lui. Jamais avare de ses connaissances, il a publié en 1977 la première liste annotée des oiseaux du Bas-Saint-Laurent, une petite bible pour les observateurs de l’époque. Il a aussi été le premier à découvrir certaines espèces dans la région, comme le bruant de Lincoln ou l’aigrette tricolore, puis à répandre la nouvelle. Certains sont jaloux de leurs secrets. Lui préfère partager.
Également collectionneur de papillons, Rosaire Pelletier a légué à l’Université du Québec à Rimouski un large ensemble de spécimens, et ses observations apparaissent dans l’incontournable Guide des papillons du Québec de Louis Handfield. Il a aussi un intérêt marqué pour les orchidées. Ces multiples passions pourraient faire de lui un naturaliste complet… si cette espèce existait. Car une vie ne suffit pas à inventorier la nature, même d’une seule région.
Le naturaliste, un chasseur civilisé
La nature ne nourrit pas que les émotions. Elle peut aussi engager fortement l’intellect. Ainsi, la passion des naturalistes nait d’un mariage à première vue improbable : l’amour de la nature et celui des livres. « Quand je vois une nouvelle espèce, il me faut le nom », résume Rosaire. Les noms sont dans les livres. Les naturalistes observent, identifient, listent, comparent. Certains cultivent ce goût jusqu’à l’obsession, candidats possibles au syndrome d’Hasperger…
Le grand naturaliste américain Edward O. Wilson, né la même année que Rosaire, l’a exprimé avec justesse : le naturaliste est un chasseur civilisé. Dans la forêt, près du fleuve ou à l’orée du lac, il sait concentrer toute son attention sur le monde qui l’entoure. Il est à l’écoute de chaque son, à l’affut du moindre tremblement. Il devient un prédateur. Mais un prédateur poussé à son plus haut degré d’évolution, ne requérant comme récompense ni viande ni peau.
Qu’est-ce qui fait un bon naturaliste? Pour Rosaire, c’est « l’amour de la nature ». Mais un demi-siècle d’observation attentive des oiseaux, des plantes et des papillons ne se fait pas sans patience. Pour Jean-Henri Fabre, auteur des Souvenirs Entomologiques primés par l’Académie française il y a un siècle, et maintenant lus chaque jour dans les écoles du Japon, la patience était la vertu par excellence de l’observateur de la nature. Pour Buffon, elle en était le génie.
Le déclin de la biodiversité
La nature du Bas-Saint-Laurent a-t-elle changé en 50 ans? Rosaire me coupe la parole. « C’est terrible, c’était beaucoup plus riche autrefois. » Le constat semble sans appel. « Mon terrain d’observation était la rivière Rimouski à Sainte-Odile. C’était un vrai paradis. J’observais surtout de fin avril à fin juin. » Le constat de Rosaire est largement supporté par les épais rapports des scientifiques.
Cela fait-il des naturalistes les plus fervents environnementalistes? Se battent-ils tous avec la dernière énergie pour « sauver la planète »? Pas nécessairement. L’efficacité politique passe par la capacité à convaincre. L’aptitude à contempler qui caractérise les naturalistes les prédispose peut-être plus à l’écoute qu’à la parole. Mais des exceptions notables existent.
La naissance même du mouvement environnementaliste mondial est largement attribuée au livre Silent Spring de la naturaliste Rachel Carson, qui peignait un monde pollué d’où les oiseaux avaient tous disparu, empoisonnés. Ce livre a profondément marqué le monde occidental. Il nous ramenait à une idée presque perdue : l’intime connexion entre les humains et la nature. Gageons que cette idée redeviendra bientôt une évidence, supportée par la science moderne et propulsée par l’énormité de nos impacts environnementaux.
L’Année internationale de la biodiversité
2010 sera l’Année internationale de la biodiversité. Chaque année, l’ONU choisit un thème important et le met en lumière. Cette célébration devient ce que l’humanité décide d’en faire. Rien de ce qui nous entoure n’est plus précieux que la diversité du vivant, car c’est la fontaine de santé des écosystèmes et la source d’inépuisables découvertes à venir. Surtout, aucune espèce disparue ne peut être recréée.
Les naturalistes comme Rosaire connaissent déjà la valeur du vivant. Ils sont des ambassadeurs de la biodiversité auprès de l’humanité. Ils sont ceux qui voient ce que la majorité d’entre nous ne soupçonne même pas. Si les artistes nous aident à explorer ce qui est en nous, les naturalistes nous aident à découvrir ce qui est hors de nous.
Mais terminons cet article par l’essentiel. À quatre-vingts ans, Rosaire Pelletier continue d’apprécier de tous ses sens les beautés de la nature. Alors souhaitons-lui de nombreux petits matins clairs, quand carouges et hirondelles éveillent le lac, quand la journée hésite encore à s’élancer vers le haut soleil, quand l’âme n’attend rien d’autre que le présent.
L’auteur est professeur en écologie à l’Université du Québec à Rimouski.