Oh là là! Les milliards valsent par centaines au-dessus de nos têtes ces jours-ci, comme un volier d’oies blanches qui semble ne trop plus bien savoir s’il arrive ou s’il s’en va. Ça lève, ça descend, ça pointe vers le sud, ça bifurque vers le nord et, lorsque ça semble se décider enfin, à la brunante, lorsque ça cesse de cacarder et que la cacophonie du parquet se tait, lorsque toute trace s’estompe momentanément sur l’indice boursier du ciel, les pauvres terrestres rivés au sol se regardent pantois, essayant d’estimer le nombre de plumes qu’ils ont perdues.
Les yeux tournés vers les débris de leurs épargnes, ils sont comme les derniers à quitter le site d’un méchant party ou d’une méga foire où les plus gros se sont empiffrés à qui mieux mieux. Le sol est jonché de papier commercial adossé à des actifs, mais les actifs se sont tassés et ne reste que le graisseux papier d’emballage, suintant encore de l’odeur rance des espoirs floués et des illusions perdues.
Pendant ce temps, la grande fratrie financière internationale se serre les coudes et fait front commun afin d’éviter la débâcle, faisant fi de tous les beaux principes non interventionnistes qui furent pourtant le fer de lance du néo-libéralisme et de la mondialisation. Alors que, peu importe les motifs évoqués et quel que soit l’endroit où elle se fasse dans le monde, la moindre velléité de nationalisation d’une entreprise privée était conspuée et considérée comme un crime de lèse-majesté perpétré contre le sacro-saint principe de la libre entreprise, voilà qu’on étatise des banques, des compagnies d’assurances ou de courtage, en moins de temps qu’il n’en faut pour épauler et tirer un canard boiteux.
Le free for all a engendré un freak show tragique qui démontre bien la fragilité de l’architecture financière qu’on a érigée en hâte ces dernières années, avec pour seule perspective et comme unique horizon la possibilité d’engranger à court terme des profits faramineux et de toucher des émoluments et des dividendes qui n’ont aucune commune mesure avec la réalité. On a bâti ce système précisément comme certains promoteurs véreux agissent dans nombre de pays du tiers-monde en construisant des bâtiments non conformes aux normes et en utilisant des matériaux inadéquats. À la moindre secousse sismique, l’immeuble s’écroule de pied en cap, faisant des centaines de victimes innocentes dont le seul tort est d’avoir cru en l’honnêteté des bâtisseurs. Dans le cas qui nous occupe, la poussière est loin d’être retombée et on n’a certes pas fini de découvrir d’autres cadavres gisant sous les gravats.
Ce qui demeure sidérant dans cette crise – un phénomène qui peut tout de même susciter certaines lueurs d’espoir –, c’est de voir la communauté internationale se mobiliser de la sorte en aussi peu de temps et déployer un arsenal financier tel que le commun des mortels en perd aussitôt son latin. Dans le cas présent, on agit prétendument pour éviter le pire : une crise économique et une récession mettant à mal l’économie mondiale pour une période indéterminée. Mais ce dont il faudrait que les leaders mondiaux prennent conscience et ce qui devrait les pousser à agir avec autant de diligence, c’est que le pire est déjà advenu pour une large part de l’humanité sur cette planète. La crise alimentaire qui a pris des proportions alarmantes ces dernières années et qui est due en grande partie à l’avidité de ces mêmes spéculateurs; la prolifération du sida et de centaines de maladies endémiques qui sont pourtant choses du passé dans nombre de sociétés occidentales; la pollution de l’environnement et le réchauffement climatique qui auront des effets beaucoup plus dévastateurs qu’une simple chute de l’indice Dow Jones; voilà autant d’urgences cruciales qui nécessiteraient des efforts tout aussi louables et une concertation internationale de même acabit.
Malheureusement, si la pensée néo-libérale risque de tirer certaines leçons de la déliquescence morale actuelle, quitte à mettre en place un certain nombre de balises permettant de prévenir et d’éviter les dérapages du genre, il y a fort à parier qu’on en revienne aux diktats du business as usual dès que les derniers soubresauts de l’actuelle perturbation se seront résorbés. À moins… à moins que, comme le prédisent depuis belle lurette les apocalypticiens, finsdumondialistes et autres défaitistes et alarmistes de tout acabit, on assiste actuellement au début de la fin…
Imaginer un printemps, dans le Bas du fleuve, sans le retour des oies blanches.