L’histoire de la naissance de notre littérature dans l’Est du Québec est peuplée de personnages romanesques, d’« originaux » et de « détraqués » pour reprendre le titre d’une œuvre de Louis Fréchette : j’ai déjà parlé ici de Philippe Aubert de Gaspé père, shérif condamné à la prison pour détournement de fonds1, et de son fils, lui aussi en délicatesse avec la justice pour avoir mis une bombe puante à l’Assemblée législative2. Je voudrais évoquer aujourd’hui la figure tout aussi étonnante d’Adolphe Marsais, sympathique marchand de vin français, né en 1803, qui séjourna au Québec de 1854 jusque vers 1879.
Volontairement exilé de France à la suite du coup d’État de Napoléon III, Marsais cumulait les points en commun avec Victor Hugo. Marsais comme Hugo avaient en effet fui leur pays natal pour protester contre le régime de Napoléon « le Petit », Marsais au Québec, Hugo sur l’île de Guernesey. Marsais comme Hugo étaient des auteurs prolifiques, chacun obtenant la palme du plus grand nombre de vers écrits, Marsais au Québec, Hugo en France.
Un détail les différenciait cependant : Hugo avait du talent, un immense talent; Marsais n’en avait pour ainsi dire pas, ce qui ne l’empêcha pas de produire des vers à la chaîne, à la brasse et au kilomètre. De son vivant, il avait la réputation d’être un serial rimeur, un versificateur impénitent et multirécidiviste, si l’on en croit la rédaction du journal satirique Le Bourru : « Le rimeur du Canadien rimera encore longtemps avant d’être poète ». L’intarissable inspiration de Marsais l’amenait à publier ses vers un peu partout : dans La Ruche littéraire, revue fondée par un autre exilé français Henri-Émile Chevalier, dans l’Écho du Cabinet de lecture paroissial, dans la Revue canadienne, dans son propre recueil intitulé Romances et chansons (1854), mais aussi dans le célèbre journal Le Canadien.
Ce poète du dimanche avait une prédilection pour la chanson, c’est-à-dire pour les vers destinés à être mis en musique. C’est qu’il aimait pousser la chansonnette et, comme tout bon touriste européen, c’est d’abord la généreuse nature de notre pays, des Indiens aux chutes du Niagara, qui le mettait irrésistiblement en verve, autant que s’il avait été sous la douche. Mais l’Est du Québec dans tout ceci?
Et bien notre poète marchand de vin, dont la devise aurait pu être in vino poesis, ne pouvait pas manquer de faire son pèlerinage dans l’estuaire, dans une sorte de passage obligé pour les gens de lettres de l’époque qui se plaisaient à faire à rebours le voyage de Cartier, de Montréal à Gaspé. C’était au mois d’août 1859. Et devinez quoi? Il a publié, dans Le Canadien, des chansons – évidemment! – sur son passage à Saint-Fabien, au Bic et à Rimouski. La plus intéressante célèbre Toussaint Cartier (voir encadré). Elle est sur l’air, alors très connu, de « L’ermite du hameau voisin »3.
Il faudrait bien qu’un jour un groupe de musique traditionnelle, la Baratte à beurre par exemple, fasse revivre, sur disque ou sur scène, le Robinson Crusoë de l’île Saint-Barnabé giguant sur la chanson du marchand de vin et de vers…
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Notes:
1. « Philippe Aubert de Gaspé, autoportrait de l’auteur en seigneur », Le Mouton NOIR, vol. XII, no 5, mars 2007, p. 7.
2. « De L’Influence d’un livre ou la dynastie Aubert de Gaspé, écrivains de fils en père », Le Mouton NOIR, vol. XII, no 7, juillet-août 2007, p. 7.
3. Cet air qui commence par « L’ermite du hameau voisin » s’intitule en fait « L’Angélus » et été composé par Justin Gensoul en 1823 et mis en musique par Antoine-Joseph-Michel Romagnesi. La partition se trouve dans La Clé du caveau à l’usage des chansonniers français (1848) sous l’entrée no 1937.