Amorcé en 1896, le mouvement vers une émancipation sociale connaît des hauts et des bas durant la première moitié du XXe siècle, il s’interrompt sous la férule de Mao, le « véritable » dernier empereur (1949-1976), même si les Chinois continuent à nommer l’avènement de la république « la libération ».
Si l’autoritarisme du gouvernement s’est maintenu, et ce, en dépit de la politique d’ouverture mise en œuvre par Deng Xiaoping, on peut toutefois constater une lente transformation du camarade en citoyen1 avec l’émergence d’un certain individualisme. Certes, les droits politiques, la liberté d’expression et d’association ne sont toujours pas garantis par la loi, et le système judiciaire est encore embryonnaire, mais le nombre de procès augmente et surtout la notion de vie privée fait son chemin. En effet, depuis le milieu des années 1990, une femme n’a plus à demander la permission à son employeur ou au comité de quartier pour avoir un premier enfant. En 2003, à Pékin, un verrou important du totalitarisme tombe avec la disparition de l’obligation pour les futurs mariés de fournir un certificat de bonne conduite émis par le parti.
Le contrôle politique n’a pas disparu pour autant, il s’est simplement relâché : on réprime toujours autant la dissidence publique, mais l’opinion individuelle ne fait plus l’objet de surveillance. C’est ce qui fait que l’on peut entendre en privé des Chinois critiquer le gouvernement, objet de mon étonnement lors de mon premier séjour en 2006.
On contrôle les médias, quatre cents millions s’informent alors par Internet, et c’est dans le cyberespace que commence à se former une opinion publique2. Le contrôle sur le cinéma, sur l’édition subsiste, mais il se fait moins strict, moins « moral »3.
Il n’y a toujours pas d’élection, mais, outre le Parti communiste, il y a huit partis qui participent d’une certaine manière à la vie politique comme en témoigne la nomination au ministère de l’Environnement, nouvellement créé, d’un ministre appartenant à un tiers parti. De plus, pour préserver son autorité et tenter de préserver la paix sociale, le gouvernement du tandem Hu Jintao-Wen JiaBao propose toute une série de mesures, en une sorte de filet social, sous le concept de « société harmonieuse ».
En marge de ce relâchement du contrôle, on trouve des phénomènes étonnants dont voici quelques exemples.
Les Presses de l’Université du peuple de Pékin publient en 2004 la thèse d’une jeune historienne de l’Université Nankaï, thèse qui propose une analyse de la récupération du confucianisme depuis les empereurs Han : récupération érigée en un système établissant le devoir de soumission de bas en haut et un droit de domination du haut vers le bas, système toujours actuel et dont les Chinois ne pourraient sortir sans donner la primauté à l’individu. Une sorte d’histoire du despotisme en Chine, quoi! Même en sachant qu’une thèse de doctorat ne fera jamais un best-seller, la publication d’un tel ouvrage reste surprenante…
Et puis, en 2006, un ancien garde rouge publie, sous un pseudonyme, un roman4 présentant une critique acérée de la culture chinoise comparant le peuple chinois à des moutons par opposition à la culture mongole ayant comme totem le loup. Le roman s’est vendu à des millions d’exemplaires avec comme conséquence une immense polémique5. Deux faits étonnants : l’auteur, un universitaire facile à démasquer pourtant, n’a jamais été embêté et, incroyable, mais vrai, ce sont les hommes d’affaires qui furent les plus réceptifs à cette thèse : pour réussir, il leur fallait devenir des loups! Dans la foulée, toute une série d’ouvrages de psycho-pop a été publiée : « Comment devenir un loup », « Trouver le loup en soi », etc.
Dernier exemple : Dashanzi, l’unité 798, à Pékin, probablement le plus grand espace au monde consacré à l’art contemporain. Il y a quelques années, des artistes se sont installés dans les usines désaffectées d’un complexe industriel. On a d’abord voulu les décourager avec des coupures d’eau et d’électricité, puis on les a tolérés. Aujourd’hui, ce site immense présente toutes les tendances de l’art contemporain, on n’y censure pas les artistes, on y trouve même des bars et des cafés-terrasses branchés… Lors de mon passage, j’ai pu constater la présence d’artistes et de galeristes étrangers, notamment des Allemands. De nombreux artistes chinois travaillent sur les thèmes de la Révolution culturelle et de la période Mao. Quand on pense que la Révolution culturelle est la période historique la plus occultée, un véritable tabou, et qu’elle n’occupe qu’un paragraphe dans les manuels d’histoire de la Chine, on comprend le besoin qu’ont les artistes d’aérer la mémoire collective, mais on peut s’étonner de la liberté qu’on leur laisse.
Tout ça peut nous sembler dérisoire par rapport à une véritable démocratie, ce serait toutefois oublier que, depuis Tiananmen (1989), on sait que la liberté d’expression ne se gagnera pas par la force. Le relâchement progressif sélectif pourrait bien être une manière bien chinoise de faire les choses.
Par ailleurs, s’agissant du gouvernement conservateur nouvellement élu au Canada, qui rêve de contrôler l’information relative à la gouvernance et qui ne dissimule plus son désir de ne soutenir que les produits culturels conformes à l’idéologie du parti, je me dis que c’est le monde à l’envers. Et je suis loin d’être convaincue que les mécanismes de notre démocratie sont à même de nous préserver de ces ambitions.
Pincez-moi s’il vous plaît et dites-moi que je rêve, parce que cela ressemble à un cauchemar.
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Notes:
1. Voir M. Goldman, From Camrade to Citizen. The Struggle for Political Rights in China, Harvard, Harvard University Press, 2005.
2. En 2003, lors de l’épisode du SRAS, la colère des internautes a forcé les autorités à sortir du déni et à s’occuper de l’épidémie.
3. Je pense, entre autres, au film de Zhang Yuan, Derrière la cité interdite, 1997, premier film gai; d’abord interdit, il est en circulation actuellement.
4. Il s’agit, en français, du Totem du loup, Paris, Bourin Éditeur, 2008.
5. Il faut comprendre que la majorité Han a été sous domination mongole avec la dynastie des Yuan (1206-1368) et que la dynastie mandchoue des Qing (1644-1910) était plus près de la culture mongole que de la culture Han.