Culture

Censurer l’art?1

Par Jean-Claude Simard le 2008/11
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Culture

Censurer l’art?1

Par Jean-Claude Simard le 2008/11

Deux événements récents ont posé avec acuité la question des limites potentielles de la liberté artistique dans nos sociétés modernes.

Tout d’abord, le projet de loi C-10 du gouvernement Harper, qui refusait de subventionner les productions cinématographiques ou télévisuelles jugées « contraires à l’ordre public ». (Devant le tollé général, il a été depuis retiré – le temps d’une campagne électorale?)

Ensuite, les dommages répétés causés, ici même à Rimouski, à une œuvre d’art. Comme elle avait occasionné tout un émoi chez les bien-pensants et suscité des discussions passionnées dans la dernière édition du Mouton NOIR, on aura deviné qu’il s’agit de l’œuvre que, cet été, la jeune artiste Laura St-Pierre avait érigée sur le brise-lames, à l’embouchure de la rivière Rimouski. Proposé dans le cadre de Manège urbain III, ce mur de vieux pneus, plusieurs fois vandalisé, a, bien malgré lui, soulevé un débat public sur le statut et la fonction de l’art dans nos sociétés modernes.

Examinons la question. Qu’est-ce que l’art? Existe-t-il des critères pour en juger? Et, posant cette difficile question, je ne la réduis évidemment pas à l’étalon économique, utilisé par exemple lors des ventes aux enchères. Car un tel étalon se ramène essentiellement au renom de l’artiste ou à la capacité de négocier sa griffe. Qu’est-ce qui lui a peu à peu donné une telle capacité? C’est là une tout autre question, plus intéressante, et qu’on se contentera d’effleurer ici, car un traitement détaillé dépasserait manifestement le cadre de cette brève réflexion.

Un critère esthétique…

Tout d’abord, peut-on juger de l’art sur la foi de critères purement esthétiques? Après tout, ce sont les plus spontanés de tous. « C’est beau! » dira-t-on devant un tableau, une sculpture ou une pièce musicale. Ou encore, plus simplement : « Je n’aime pas ça. » Mais qu’est-ce que la beauté? Grave et éternelle question.

Aussi, vaut-il mieux approcher le problème par le biais du jugement lui-même. En philosophie, l’esthétique relève de ce qu’on appelle le jugement de goût. Mais ses prises de position se montrent par trop personnelles. Ainsi, dans sa célèbre Critique du jugement, le grand philosophe Kant avait trouvé une formule magnifique pour caractériser la beauté : est beau, écrivait-il, ce qui plaît sans concept. Ce qui constituait aussi une façon habile de rappeler la dimension subjective inhérente au domaine esthétique. Des goûts et des couleurs… Ce n’est évidemment pas le cas des autres types de jugement, par exemple le jugement de fait, largement utilisé en science, parce que plus objectif, ou encore le jugement d’évaluation, auquel fait pour sa part appel l’éthique, un domaine à mi-chemin entre personnalisation et certitude.

… ou moral?

Mais alors, se demandera-t-on, si les critères moraux sont moins subjectifs, peuvent-ils servir à évaluer les œuvres? Après tout, on pontifie régulièrement sur l’art au nom de la bienséance. Il n’est que de songer ici à l’histoire de l’Église catholique au Québec. Non seulement interdisait-elle toute forme de plaisir, mais elle jugeait en outre toute production artistique à l’aune de ses dogmes compassés. Devant un tel canon, l’immoralité avait le dos large.

On pourrait croire la situation différente dans les vieux pays, plus laïcisés. Mais ce n’est malheureusement pas le cas. Prenons par exemple l’année 1857 en France. Elle vit se dérouler deux procès retentissants, l’un intenté à Flaubert pour la publication de Madame Bovary, l’autre à Baudelaire pour celle des Fleurs du mal. La somme de sottises écrites à propos de ces textes surprend aujourd’hui par sa violence. On a par exemple reproché à Flaubert son langage ordurier, sa dépravation, ses personnages durs et sans scrupules, sa complaisance dans la peinture de l’adultère, son absence de sentiment, ses atteintes à la moralité publique, et j’en passe. Cela n’a pourtant pas empêché ce texte de devenir classique.

C’est pourquoi la morale doit faire preuve d’une grande prudence quand elle prétend calibrer l’art. Il est certes tentant d’exiger des œuvres édifiantes, mais, comme tout produit didactique, le texte vertueux échoue trop souvent l’épreuve des siècles, alors que le scandale d’aujourd’hui pave parfois la voie au chef-d’œuvre de demain. Justicier suprême, le temps décante en effet l’œuvre au noir; en rachetant l’artiste véritable, la postérité l’acquitte à titre posthume des vilenies du présent.

Criera-t-on pour autant au génie devant toute œuvre provocatrice? Tant s’en faut! Pour Flaubert et Baudelaire, le défi aux vertus de l’époque ne constituait après tout que le corollaire obligé d’une nécessité intérieure, la caution d’une puissante originalité. Aujourd’hui, on a parfois la nette impression que la bravade représente, chez certains artistes, un objectif plutôt qu’une conséquence fortuite. Et peut-être une telle confusion (volontaire?) de la finalité et du résultat explique-t-elle à l’occasion les vitupérations contre un certain art dit d’avant-garde. En tout cas, elle n’aide guère le grand public à porter un jugement sain sur nombre d’œuvres contemporaines.

Une norme politique?

Si le critère esthétique se révèle par trop fluctuant et la perspective morale trop étriquée, comment donc juger l’art? Par le biais de normes politiques? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles sont tout aussi risquées. Avec sa loi C-10, le gouvernement conservateur s’était en effet engagé sur une pente éminemment glissante, ouvrant tout droit la porte à une forme de censure. La tentation partisane dans l’application des lois est assez usuelle. Mais verser dans l’idéologie pure et simple en accordant un pouvoir discrétionnaire aux fonctionnaires du gouvernement est nettement plus dangereux. Surtout si la loi en question obéit à une logique puritaine.

Rappelons-nous les pays communistes : leur fameux réalisme socialiste n’a jamais produit autre chose qu’un art pompier et sans envergure. On peut bien adopter comme paradigme souverain les intérêts du parti et, à travers lui, d’une classe sociale.

En coupant certains programmes de subvention juste avant la récente campagne électorale, les caciques du gouvernement conservateur ne se sont d’ailleurs pas privés d’affirmer que monsieur Tout-le-monde, lui, appuyait leur décision. Mais le peuple est-il bon juge en matière artistique? En fait, il pourrait sans doute l’être si on ne l’utilisait pas comme paravent et si, trop souvent, il ne servait pas de prête-nom…

Alors?

Revenons donc au critère purement esthétique. Après tout, sa nécessité ne fait guère de doute, ne serait-ce que pour attribuer aux artisans et artistes les subventions issues des organismes gouvernementaux. Et, de fait, peut-être est-il moins subjectif qu’il n’y paraît. En effet, malgré les apparences, le goût n’est pas une donnée aussi naturelle et intangible qu’on voudrait bien le croire.

Selon Pierre Bourdieu, il existe des critères sociaux marquant les jugements. Dans La distinction : critique sociale du jugement2, il a par exemple montré comment ceux-ci sont socialement déterminés par une appartenance de classe ou, si l’on préfère, un cadre social contraignant. Chacun vit en effet dans un milieu déterminé, par exemple la campagne, la banlieue, un quartier défavorisé, un secteur à haut revenu, etc. Cette condition crée un espace social particulier qui oriente les choix en fonction des ressources de chacun, des opportunités du milieu ou encore de l’éducation reçue. C’est ce que Bourdieu, proposant un concept porteur, appelle l’habitus. À notre insu, cet habitus oriente ensuite notre goût et, par conséquent, nos choix culturels.

Ainsi, le rugby et la boxe seront en France des sports des classes populaires, celles qui rêvent grande bouffe et trinquent au gros rouge, tandis que l’équitation, l’escrime et le golf constitueront plutôt des activités pour gens aisés, rejoignant davantage le consommateur de « petits plats », buveur de champagne.

La peinture, le théâtre et la musique classique parleront davantage aux personnes disposant de ressources financières solides, tandis que le cinéma et la chanson, tout en touchant toutes les franges de la population, se départageront par exemple en cinéma d’auteur, prisé par les intellectuels, ou en cinéma d’acteur, recherché par les représentants des couches sociales défavorisées, auxquels le destin des vedettes apportera le mirage nécessaire à l’acceptation d’une condition peu enviable.

Redoublant les fourchettes de revenus, la construction sociale du goût deviendra ainsi un facteur subtil de distinction, que le système scolaire, en la reconduisant, viendra renforcer. De sorte que, élevées au rang de marqueurs symboliques, la maîtrise des codes culturels et l’intériorisation des normes sociales hiérarchiseront les styles de vie, les transformant ipso facto en facteur d’exclusion.

Alors, l’adage courant est-il juste, qui affirme que les goûts et les couleurs ne se discutent pas? Sans doute. Mais, on le constate, cela n’empêche nullement la canalisation des choix apparemment arbitraires comme aussi la formation du goût, soit par éducation volontaire, soit par imprégnation inconsciente du milieu.

Pour ne pas conclure

Ce qui nous ramène en terminant aux choix des conservateurs, ces cowboys de la culture. Les enquêtes sur leur électorat révèlent la source habituelle de leur habitus. C’est d’abord celui de la vie rurale. C’est encore celui du nouveau riche, dopé par la manne pétrolière. C’est enfin celui des banlieues. Bref, c’est l’habitus d’une conception assez traditionnelle, voire parfois réactionnaire. Disons les choses nettement, c’est en général la vision de qui appuie l’Ordre et la Loi. Tout devient alors simple et clair : il y a le bien et le mal, le permis et l’interdit, le moral et l’immoral. Et il y a aussi le beau et le laid.

Un tel habitus, source de leurs jugements esthétiques, n’a pas plus de valeur en soi que celui de n’importe quelle autre classe sociale ou de n’importe quel style de vie. Sauf que, malheureusement pour les artistes et tous ceux qui se piquent d’apprécier l’art, ce sont les conservateurs qui disposent du dernier mot, puisqu’ils détiennent actuellement le pouvoir politique, tout minoritaire soit-il.

Fort heureusement, il existe un autre pouvoir et, durant la dernière campagne électorale, il a fait dérailler l’agenda des conservateurs, leur enlevant tout espoir d’atteindre la majorité ardemment convoitée. Ce pouvoir, communément appelé le quatrième, c’est celui des médias, qu’ils soient populaires (par exemple Quebecor, TVA), nationaux (par exemple Radio-Canada) ou alternatifs (par exemple… Le Mouton NOIR). C’est celui que, devant le projet de loi C-10 ou les coupes dans la culture, les artistes ont mobilisé avec succès, usant de toutes les tribunes à leur disposition.

Évidemment, comme le reste de la population, les artisans des médias présentent eux aussi différents styles de vie et adoptent en conséquence une panoplie d’habitus. Mais, pour une rare fois, du moins au Québec, ils ont résonné presque de concert et ont représenté, le temps d’une campagne, un contrepoids terriblement efficace. De sorte que la pression publique est peu à peu devenue insoutenable pour le Parti conservateur, qui a dû changer son fusil d’épaule. Est-ce simplement partie remise?

Le deuxième mandat qu’ils viennent d’obtenir, et dont ils sortent légèrement renforcés, les poussera-t-il à nouveau vers une moralisation indue de l’art, voire la censure? Espérons que non, même si, en matière de goût (ou d’absence de goût), le pire n’est jamais sûr.

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Notes:

1.  Merci à Patricia Posadas, enseignante en littérature au Collège de Rimouski, dont les réflexions judicieuses m’ont permis d’améliorer une première version de ce texte.

2.  Paru à Paris, aux Éditions de Minuit, en 1979.

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