Le blogue du rédac

LES OPÉRATIONS DIGNITÉ OU LE REFUS DE L’ALIÉNATION

Par François L'Italien le 2022/08
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Le blogue du rédac

LES OPÉRATIONS DIGNITÉ OU LE REFUS DE L’ALIÉNATION

Par François L'Italien le 2022/08

On ne parlera jamais trop des Opérations Dignité. On ne parlera jamais trop de la combativité et de la détermination de ce mouvement social rural qui a défendu, il y a plus de cinquante ans, une autre manière de structurer l’économie, d’habiter le territoire et de vivre la socialité. Ayant pris naissance dans le haut-pays du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie, ce mouvement a été la riposte des villages et paroisses dites « marginales » aux plans de rationalisation de l’espace habité de l’Est-du-Québec. On se souviendra qu’un mois avant les événements d’Octobre 1970 s’est tenue à Sainte-Paule une première assemblée populaire, où un pays en colère a dit tout son attachement aux villages qui venaient à peine de s’ouvrir. Et que les pouvoirs publics s’apprêtaient maintenant à fermer. On justifiait ces fermetures en soutenant que ces paroisses étaient devenues des « trappes à misère », offrant peu de perspectives d’avenir pour les jeunes. On affirmait que les fermes bâties sur les rangs de ces pays neufs ne permettraient plus de faire vivre les familles, comme cela avait été le cas jusque-là. Surtout, on constatait que la modernisation économique et socioculturelle d’après-guerre avait mené à l’explosion de la consommation de masse, à la valorisation de la vie urbaine, ainsi qu’à l’offre de salaires substantiels dans le secteur manufacturier, ce qui décuplait l’effet d’aliénation.

Tous ces constats n’étaient pas sans fondement, mais ils rataient cependant l’essentiel : si les nouvelles paroisses étaient « marginales », ce n’était pas en vertu d’un manque d’ingéniosité ou de vaillance de leurs habitants, bien au contraire. Si les villages débouchaient aussi massivement sur des impasses, c’est d’abord parce qu’on leur avait refusé les moyens nécessaires à leur développement. Il est difficile de gagner une manche en commençant avec trois prises au bâton. L’inauguration des « colonies agro-forestières » dans le haut-pays au cours de la première moitié du 20e siècle avait mené des milliers de personnes à s’établir dans des conditions souvent très rudimentaires. Verrouillé par un régime forestier favorisant la grande industrie et les grands propriétaires fonciers privés, le territoire ouvert aux villages était exigu, sans possibilité d’expansion. On laissait juste assez d’oxygène aux habitants pour respirer. Quant à l’État québécois, il écoulait les dernières années d’un modèle extractiviste assez dur, où l’idée même d’accroître la maîtrise locale sur la propriété et la gestion des richesses naturelles relevait de la politique-fiction. Répondant un jour à la question : « Pourquoi les promoteurs d’un autre modèle de développement ne s’adressaient-ils pas à l’État québécois pour faire des avancées? », le théoricien de la coopération Esdras Minville a répondu : « Parce qu’il n’était pas l’un des nôtres ». Quant aux élites politiques et religieuses locales et régionales d’avant-guerre, elles étaient traversées par des courants contradictoires. La sujétion à l’Empire britannique avait, au moins depuis la défaite des Patriotes, encouragé les réflexes de subordination consentie dans la frange supérieure de ces élites, qui y trouvaient leur compte. Pour cette frange, il s’agissait surtout de défendre le statu quo auprès des habitants, plutôt que de défendre les habitants contre les forces du statu quo. Bref, on constate immédiatement à quels puissants vents de face étaient confrontés, avant même de s’installer, les habitants des villages agro-forestiers comme ceux de Deslandes, de Saint-Octave-de-l’Avenir ou de Saint-Thomas-de-Cherbourg.

Les Opérations Dignité ont refusé ce destin. Les Opérations Dignité ont refusé cette aliénation. Non seulement ont-elles réussi à arrêter net le processus de fermeture des villages visés par les plans de « rationalisation », mais elles ont montré toute la détermination des villages à vouloir surmonter leur condition en mettant en œuvre un autre modèle socioéconomique. Car les manifestations s’accompagnaient d’un intense travail collectif visant la définition de propositions économiques et politiques concernant la propriété et la gestion collective du territoire de l’Est-du-Québec. Entre la dispute et la stratégie, cette expérience a clairement constitué et élevé la « région » au rang de sujet politique, agissant comme un contre-pouvoir vis-à-vis de l’État québécois, qui est son véritable interlocuteur.

Les Opérations Dignité nous parlent encore à travers les brumes. Au temps de Twitter et de la vie en flux tendu, cinquante ans est une éternité. Au-delà des célébrations, hommages et autres commémorations qui sanctionnent le basculement de cet épisode dans le musée de la mémoire, des questions se posent : que reste-t-il de ces combats? Quel bilan pouvons-nous dresser de l’évolution récente des organismes nés dans le sillage des Opérations Dignité? Servent-ils toujours le bien commun? Que faire pour redresser la situation si ce n’est pas le cas? Que peut-on reprendre de cette expérience politique pour faire face à la crise écologique actuelle?

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