
On parle beaucoup de cet homme, mais personne ne le connaît vraiment. On le connaît davantage pour son célèbre livre qui, à l’instar de Voldemort, « On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom ». Pour la GRC des années 1960-1970, les fédéralistes et Pierre Elliott-Trudeau, Pierre Vallières était « le Seigneur des Ténèbres », un bandit, un truand, un révolutionnaire dangereux. Il a participé à la création du Front de libération du Québec avec son camarade Charles Gagnon, et était l’un des intellectuels révolutionnaires les plus brillants de sa génération. Mais sa réputation s’est ternie avec l’assassinat de Pierre Laporte (auquel il n’a pas participé), la crise d’Octobre et l’immense vague de répression qui s’en est suivie.
Comme il le disait lui-même : « On m’a qualifié tour à tour de socialiste, de terroriste, de marxiste éclectique, d’anarchiste, de personnaliste athée, de petit-bourgeois, de syndicaliste rouge, d’existentialiste, de fils d’ouvrier intellectualisé, d’intellectuel ouvriériste, de journaliste romancier, de rebelle insatiable, d’écorché vif, d’idéaliste, de romantique, d’activiste, de rêveur, de nationaliste, d’internationaliste, de tiers-mondiste, de criminel, d’individualiste, de communiste, de péquiste, d’antipéquiste, et même de « vallièriste » ! »
Alors que plusieurs scandales ressurgissent aujourd’hui autour de son œuvre (l’usage du « mot en n », les décisions du CRTC qui exigent à Radio-Canada de s’excuser), il est urgent de rappeler qui était cet homme et son projet politique, afin qu’il ne soit pas réduit à devenir la marionnette des « wokistes déchaînés » et/ou des nationalistes réactionnaires qui l’instrumentalisent de façon éhontée. Le célèbre titre de son essai percutant, une formule-choc qui a frappé l’imaginaire collectif malgré une métaphore qui a mal vieilli, est devenu un simple slogan, un buzzword, qu’on célèbre ou qu’on honnit, au lieu de s’engager directement avec le texte. Comme le disait Walter Benjamin: « À chaque époque, il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. »
Le caractère comico-tragique de la situation actuelle est que le débat légitime et nécessaire sur le racisme et l’usage de certains mots dans l’espace public québécois est associé à l’œuvre de Vallières, l’un de nos plus grands militants qu’on mériterait pourtant de redécouvrir aujourd’hui. Ce dernier aurait été découragé de voir que les gens s’époumonent à propos du titre de son livre, au lieu de le lire réellement et de le critiquer au besoin, préférant se chamailler sur les mots au lieu de s’organiser pour faire la révolution. Vallières aurait été découragé de voir qu’une professeure de Concordia a eu droit à une pétition de 200 noms demandant l’annulation de son cours parce qu’elle aurait prononcé le titre diabolique de son ouvrage. Il aurait trouvé risibles la décision du CRTC, de même que les accusations de censure à tout vent, alors que son ouvrage fut littéralement interdit de publication en 1968, et que la planète est maintenant à feu et à sang.
Vallières aurait sans doute été sensible aux arguments des groupes antiracistes qui réclament aujourd’hui un peu plus de sensibilité face à l’usage péremptoire de certains mots, en évitant certains parallèles historiques problématiques. Loin de conspuer les revendications de groupes opprimés et minoritaires, il les embrassait et s’empressait de tisser des solidarités avec les Black Panthers, avant de se retrouver en prison où il a écrit son fameux livre-fleuve après une grève de la faim de 29 jours, dans des conditions de détention particulièrement pénibles.
Vallières aurait été encore plus dégoûté de voir la droite réactionnaire se revendiquer de son héritage pour le retourner contre la gauche radicale contemporaine en faisant de son livre une victime de la « cancel culture » ou le hochet de la rhétorique anti-woke. Vallières était indépendantiste, oui, mais pas nationaliste, et il croyait que le but ultime était de faire la révolution sociale via la réappropriation des institutions politiques et économiques, en créant de fortes solidarités entre différentes luttes, groupes sociaux, peuples et communautés, par-delà le modèle de l’État-nation homogène. Vallières aurait férocement combattu la CAQ, la loi 21 et les errances de la loi 96 visant à faire du « nation-building » sur le dos des minorités. Comme il est passé de mode de lire Vallières, voici un extrait de la préface de 1994 de son fameux livre dont le propos résonne particulièrement aujourd’hui.
« Que le Québec soit mal servi (comme les autres régions du pays, du reste) par le régime actuel, personne ou presque ne le conteste plus. Que le Québec ait besoin de bâtir un nouvel aménagement politique qui corresponde mieux à sa réalité socioculturelle, cela non plus n’est pas contestable. Mais qu’il suffise de réaménager les structures étatiques pour libérer, au sens propre du terme, un peuple ou une communauté, voilà ce qui, assurément, mérite examen. Car qui peut prétendre trouver véritablement la liberté à travers la seule construction d’un « État fort », souverain, centralisateur, culturellement et linguistiquement homogène ?
De Lionel Groulx à Lucien Bouchard et Jacques Parizeau, l’idée de faire coïncider la libération populaire avec la construction d’un État national fort a toujours constitué le concept central de l’idéologie nationaliste autoritaire, c’est-à-dire qui se propage de haut en bas (des notables au peuple) et qui s’appuie sur une conception unitariste et centraliste de la « nation » pour justement renforcer la position politiquement prépondérante et hégémonique des notables. Pas question donc de révolution sociale dans cette conception nationaliste de la souveraineté.
À l’opposé, dans la conception révolutionnaire et progressiste de l’indépendance, c’est la collectivité dans son ensemble, pluraliste, pluriclassiste, pluriethnique, pluriconfessionnelle, pluriculturelle, plurilinguistique, qui fonde la souveraineté et l’autodétermination de la nation politique. Celle-ci est librement définie et voulue par les nations, communautés et groupes sociaux qui la constituent, à travers la construction communautaire d’un projet de société forcément décentralisé et pluraliste. […]
Quoi qu’en disent les ténors néo-libéraux du nationalisme québécois des années 1990, et tout acquis que soient ces derniers aux exigences du libre-échange, de la mondialisation et du pluralisme politique, les idées d’État-nation, d’unilinguisme et d’intégration ethnique dont ils se réclament, les conduisent à privilégier l’État culturellement homogène et à pratiquer une sorte d’apartheid linguistique et même social qui les empêche de faire reposer le projet de sécession du Québec sur un véritable « consensus national » entre toutes les parties concernées, c’est-à-dire dans le cas singulier du Québec: la majorité francophone, la minorité anglophone, les peuples autochtones et métis, les communautés juive, italienne, noire, asiatique, etc.
Voilà d’ailleurs pourquoi le risque reste grand au Québec de voir le nationalisme des francophones « pure laine » se pervertir en une forme dégénérative, xénophobe ou raciste, du sentiment populaire. À l’heure des sécessions ukrainienne, slovène, slovaque, croate, bosniaque et autres, il est dangereux de faire l’autruche. »