
Cachez ces rides que je ne saurais voir.
Petite fille, au dernier millénaire, j’avais la chance d’aller passer du temps avec mes grands-parents maternels qui vivaient dans un petit village français, répondant au nom charmant de Trémentines.
Mes grands-parents vivaient dans un quartier paisible, composé de petits pavillons identiques, à quelques pas du centre-ville. Ma grand-mère était entrée en vieillesse comme on entre dans les ordres à l’âge de 42 ans. Elle portait l’uniforme avec panache: cheveux gris, dos bossu, tablier perpétuel. J’allais avec elle faire les courses au village.
Pour mon plus grand bonheur, elle s’arrêtait à la mercerie (merveilleux magasins aujourd’hui disparus) pour y acheter boutons et rubans, mais nous en ressortions souvent avec un cahier et un crayon, de couleur violette, ma préférée, parce qu’elle me rappelait l’encre de mon école. Chez le boulanger, on achetait un quart de miche de pain paysan, tant la miche était énorme. Elle nous durait parfois deux jours. Les épiciers vendaient de beaux légumes variés (que je n’aimais pas) et des pommes tortues-bossues, mais succulentes. Parfois, nous nous rendions dans les fermes avoisinantes, avec la vieille 4L dodelinante de mon grand-père, pour acheter la poule, le canard ou le lapin que le paysan tuait devant nous. Ça faisait peur, mais ça goûtait bon. Mon grand-père avait de l’or dans les mains lorsqu’il s’agissait de la cuisine.
Et puis, dans le creux de l’après-midi, après la sieste et avant l’affolement du souper, ma grand-mère et moi allions commérer avec les autres vieilles du village, tandis que les vieux tapaient le carton en enfilant les apéros. Y’a pas d’heure pour les braves!
Chaque vieille apportait son sac à la Mary Poppins avec dedans l’ouvrage d’aiguilles auquel elles travaillaient et les histoires de leur vie passée, au temps jadis et lointain de leur jeunesse, parfois même aussi lointaine que le 19e siècle.
Je passais des heures si délicieuses avec ces dames, dont j’admirais le mode de vie paisible et libre, que j’en fis mon projet de vie. Je voulais devenir vieille! Avoir le temps de prendre le temps. Tricoter avec mes copines tout en disant du mal des voisines ou raconter les péripéties de nos enfants, peut-être banales aux yeux d’Hollywood, mais palpitants pour ces mères et grands-mères.
Ne pas aller travailler. Ne pas aller à l’école. N’avoir pour horaire que celui des repas. N’avoir pour obligation que celle que l’on acceptait de se donner. Et encore. Quel bonheur désirable! Mais surtout, j’aimais la fraternité des vieux, la sororité des vieilles et leur vie qui s’affolait de joie lorsque les enfants ou les petits enfants venaient les voir.
Les vieux, en ce temps-là, étaient le cœur du village qu’ils faisaient vivre et battre pendant que les autres générations s’affairaient qui à l’école, qui au travail.
Depuis, entre Jacques Brel qui crée de détestables chansons sur la vieillesse et notre quête, largement soutenue par la publicité, d’une éternelle jeunesse, la figure tutélaire du vieux, de la vieille est devenue quelque chose d’insoutenable. À la vieille personne, on ne reconnaît plus ni la sagesse de l’expérience ni la richesse des souvenirs, mais on la considère comme une chose en train de dépérir, tant physiquement que moralement. Dans un monde ivre de performance et de rapidité, la lenteur de la vieillesse est devenue une tare. Même les adjectifs «vieux» et «vieille» sont aujourd’hui si péjoratifs que l’on a l’impression que revendiquer sa vieillesse serait comme s’avouer vaincu.e.
Vous devriez entendre les cris d’effraie que poussent les gens lorsque je leur dis que je suis vieille. Pour moi, ce n’est pas une défaite, mais une gloire, voire un privilège. La vieille personne est toujours et encore vivante. La vieille personne élabore un autre rapport au monde, hors des chemins de la production.
Or, elle n’intéresse plus la société que par sa capacité à consommer. En ville, les ghettos de vieux pullulent et vident les villages de leur cœur battant. Et nos places publiques ne voient plus les vieilles femmes avec leur cabas de sorcières chargé de savoirs et de souvenirs. Les vieux ne s’affrontent plus à la pétanque ou aux cartes autour de l’apéro. Ou bien cela se passe dans les salles climatisées, fermées sur leur vieillesse.
Le naufrage de la vieillesse n’est pas celui évoqué par Brel qui s’affolait à l’idée des corps qui dépérissent. Le naufrage de la vieillesse est celui que notre société lui fait subir en la gommant de l’espace public. Tout comme les enfants ne jouent plus librement dans nos rues, les vieilles personnes ont été assignées à résidence, tout en leur faisant croire que c’est pour leur bien, pour mieux les protéger. Et c’est ainsi qu’on les laisse aux griffes d’intérêts privés.
Aux deux extrémités de l’âge, tant et aussi longtemps que l’on ne peut pas s’inscrire dans la chaîne productiviste, on est en orbite autour d’une société malheureuse qui s’émiette et s’effondre sans même s’en rendre compte, en scindant ainsi son collectif.
Je suis une vieille femme. Je revendique ce titre de noblesse. Mes rides, mes bobos racontent mon histoire. Je traîne partout mes sacs de sorcière. Je suis prête à vous raconter mes souvenirs et à partager avec vous la richesse que nous possédons toutes et tous, arrivée à un certain âge, celle de l’expérience.
J’aimerais retourner sur la place publique avec mes sœurs et mes frères pour faire battre de nouveau le cœur de la cité.