Lorsque la belle saison se pointe et que la pâte de l’édition d’été du Mouton commence à lever dans les fourneaux, j’ai l’impression d’écrire à plus large, de m’adresser à un auditoire différent, plus vaste. Je me sens le devoir de trouver des mots qui fleurent les rosiers sauvages qui poussent en bordure du fleuve, d’user d’expressions qui ruissellent comme les embruns à la crête des vagues. Pour leur dire à tous ces visiteurs la beauté du pays que j’habite, pour leur témoigner de cet amour inconditionnel que j’entretiens pour ses paysages, ses effluves et ses gens.
Mes premiers émois ont trempé dans l’eau du Saint-Laurent. C’est l’air salin qui m’a fait, le sel de la vie marine qui s’est incrusté dans mes veines empêche le sang de rancir; c’est le bruit des vagues tombant comme d’une portée, avec ses notes flasques, continues, répétitives, comme grelottées contre la fine pierraille des sables, avec leur fréquence, leur rythme, ce retour sans fin du même motif, c’est ce battement sur les rives rocailleuses qui s’est imposé à celui de mon propre cœur, lui a donné sa cadence, le ton et le tempo qui allaient ponctuer ma vie.
Couchers de soleil d’une infinie splendeur, une portion d’infini et d’éternité délicatement posée sur les eaux; éclairs fracassant un ciel d’orage, semblables au glaive des peines d’amour qui transperce le cœur; mer démontée, en furie, comme ces angoissantes crises qui nous traversent et nous chamboulent l’âme, faisant remonter à la surface tout le boueux de la vie; mer d’huile incendiée à la faveur du rosé de l’aurore, à cette heure bénie où la nature n’appartient qu’à elle seule.
C’est tout cela que je souhaite à ces gens qui passent trop vite, qui en quelques jours à peine essaient d’emmagasiner ce que toute une vie n’est pas parvenue à assimiler. N’est-ce pas que le doute nous envahit quand on pense à ce à quoi on a réduit l’existence, à ces contraintes cimentées qu’on s’est imposées, à cette rigidité frigorifiée dans l’argent qui nous colle à la peau et nous empêche de vivre? Qu’avons-nous fait de l’esprit de village, du côte-à-côte des jours qui permet de veiller l’un sur l’autre, de bâtir ensemble et de s’émerveiller le soir venu devant ce que notre communauté a construit? Regardez ce qui reste de la nature. C’est encore beau, c’est encore grand, ça parle à l’âme comme un père ou une mère parle à ses enfants. Pourquoi écouter toutes leurs sornettes, ce vent dément qui vient de la tombe et qui voudrait tout emporter? Pourquoi ne pas prendre les armes de la résistance au nom de ces êtres vivants qui ont été là bien avant nous et qui se demandent aujourd’hui s’ils ont bien fait de nous faire confiance?
Oui, le rorqual qui plonge sous nos yeux et cet épaulard qui jaillit dans un geyser d’éclaboussures, tout ça est merveilleux, sensationnel. Mais la vie ne se résume pas à une superproduction de Walt Disney, la faune marine n’existe pas qu’en fonction du pittoresque des photos de vacances diffusées sur Instagram. La blanche éruption du marsouin qui trace sa ligne de coke à la surface des vagues, ce phoque sérieux comme un notaire avec ses moustaches impériales, ce vif maquereau aux écailles scintillantes telles les paillettes d’argent jaillissant du bout de la baguette d’une fée des étoiles sur l’acide, quel spectacle ahurissant! De la diversité, de l’originalité, du grandiose.
Oui, mais ces espèces qu’on dirait créées pour notre seul divertissement, on est en train de leur indiquer la porte de sortie. On s’apprête à tirer le rideau sur leurs exploits. On leur pompe l’oxygène sous les ouïes, sous les évents, sous les narines, on réchauffe l’eau de leur baignoire comme si, à titre de grand régisseur universel, nous étions autorisés à décréter ce qui est bon, et surtout ce qui est mauvais, pour l’ensemble des créatures de cette fichue planète.
Excusez-moi. Ce sont les vacances. J’oublie parfois à qui je m’adresse, et à quelle période de l’année nous sommes. J’oublie que cette édition du Mouton fleurit sous les parasols et sur les tables des terrasses. On a bien d’autres préoccupations, avec la pompe à essence qui siphonne nos économies et la caisse enregistreuse à l’épicerie qui gonfle comme un œdème au poumon.
D’accord. C’est juste qu’on aimerait pouvoir vous offrir autant de beauté et de diversité quand vous reviendrez, l’été prochain.