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Quessé ça, la droite?

Par Jonathan Durand-Folco le 2022/06
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Quessé ça, la droite?

Par Jonathan Durand-Folco le 2022/06

La droite rechigne sans cesse et pourtant elle est partout. La droite n’a pas besoin de se définir pour exister pleinement et régner dans les médias, les banques ou le parlement. Les différentes tendances de la droite n’ont pas de difficulté à cohabiter, malgré plusieurs divergences. Comment expliquer ces différents paradoxes?

Lors de la Révolution française, la droite désignait les députés favorables au régime monarchique. Aujourd’hui, mis à part quelques monarchistes égarés, nostalgiques de l’Ancien Régime ou adorateurs de la Reine Élisabeth II, peu de personnes se réclament de cette position. Il n’en demeure pas moins que plusieurs considèrent toujours que la Tradition (ou l’Identité nationale) doit servir de socle moral et politique, en gardant une certaine méfiance à l’égard des idées progressistes, égalitaristes ou sulfureuses de la gauche « woke ».

Le conservatisme (moral, culturel, religieux et/ou intellectuel) représente sans doute la plus vieille tradition au sein de la droite. Déjà en 1796, Joseph de Maistre affirmait : « Il y a dans la Révolution française, un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu, et peut-être de tout ce qu’on verra ». Cette « peur de la révolution » qui s’incarne dans une pensée contre-révolutionnaire, le rejet des idées des Lumières et la volonté de retourner à un ordre passé synonyme de grandeur (Make America Great Again), prend diverses formes à travers l’histoire.

Que ce soit sous la forme de la Peur rouge (vague anticommuniste à l’époque de McCarthy et Duplessis), ou de la « Peur woke » qui ravagerait les universités, la droite conservatrice justifie son existence par une menace imminente qui viendrait dissoudre les mœurs, les genres, l’autorité parentale, l’ordre symbolique ou l’identité nationale. Elle mène donc un combat farouche contre le changement, le Progrès, la « démesure moderne » (Edmund Burke), l’immigration et/ou les militant.e.s pour la justice sociale. Le conservateur est animé par un affect fondamental : la crainte viscérale de disparaître, de perdre ses privilèges, d’être « cancellé », d’être renversé par une bande d’islamo-gauchistes assoiffés de sang et n’hésitant pas à employer la Terreur pour faire taire ses adversaires.

Voilà d’abord pourquoi la droite conservatrice se sent victime du « régime diversitaire », de « l’empire du politiquement correct » ou encore de la « révolution racialiste », en criant sur tous les toits qu’elle ne peut plus rien dire, alors qu’elle occupe en réalité toutes les tribunes pendant que les gouvernements actuels transforment leurs idées en lois. Cette tendance « paranoïaque » de la droite conservatrice, qui se sent constamment bâillonnée et persécutée, lui permet d’apparaître comme étant « anti-conformiste » et « subversive ». Ce « chic réac » s’incarne même en style de vie, comme en témoigne l’essai pseudo-subversif et misogyne de Carl Bergeron Voir le monde avec un chapeau.

Cela dit, la droite conservatrice n’est pas la seule de sa famille : elle a deux petites sœurs avec qui elle entre parfois en tension: la droite économique (néolibérale et/ou libertarienne), et l’extrême droite qui prend différents habits : populisme autoritaire, nationalisme identitaire, néofascisme, etc. Passons rapidement sur la droite économique, qui est à la fois la plus puissante et la plus silencieuse ; elle règne facilement parce qu’elle possède les moyens de production, les leviers d’investissement, elle surfe sur l’idéologie dominante du capitalisme mondialisé, elle achète une armée de lobbyistes pour influencer les lois et politiques publiques, et peut faire la grève du capital si jamais les gouvernements menacent ses intérêts. Bien sûr, la droite « pense » tout de même à travers différents think tanks, des départements d’économie et des écoles de commerce qui forment des dizaines de milliers de cadres par année. Le néolibéralisme ne serait pas parvenu à s’imposer sans le génie de Friedrich Hayek et une habile stratégie d’infiltration menée par la Société du Mont-Pèlerin.

De son côté, l’extrême droite représente une radicalisation de la pensée conservatrice, une sorte de nationalisme conservateur décomplexé, avec une image modernisée qui a troqué les chemises brunes et les croix gammées pour un style vestimentaire plus sobre et synonyme de respectabilité. Sans approfondir les dimensions de cette nébuleuse complexe, il suffit de donner quelques noms pour se faire une idée du fond de cette pensée : Marine Le Pen, Jair Bolsonaro, Viktor Orbán, etc. Le fait que Mathieu Bock-Côté apprécie la pensée d’Éric Zemmour, et contribue actuellement à la convergence des droites radicales en France, montre bien qu’il n’y a pas une différence d’essence, mais bien une différence de degré entre le conservatisme et l’extrême droite.

De son côté, la droite économique fait un peu bande à part, bien qu’elle s’associe occasionnellement avec la droite conservatrice et/ou l’extrême droite lorsque cela favorise ses intérêts. Mais il y a souvent des tensions au sein de cette belle famille. Par exemple, un libertarien homosexuel qui préconise le droit absolu de disposer de son corps et de sa propriété doit parfois cohabiter dans un parti conservateur avec d’autres militants anti-avortement et homophobes. Il y a aussi le débat croustillant entre Bock-Côté et François Lambert à l’émission de Denis Lévesque qui met bien en relief les divergences entre la droite conservatrice et la « droite bête et méchante » de l’entrepreneur1.

Éric Duhaime parvient de son côté à jongler avec différentes contradictions, au prix parfois d’une incohérence remarquable. Contrairement à la gauche, la droite n’a pas besoin de perfection morale ou de cohérence absolue pour être capable de dormir. Voilà peut-être une leçon à tirer pour la gauche, qui privilégie souvent la pureté au détriment de l’efficacité. La droite, malgré ses balourdises, a aujourd’hui le haut du pavé. Elle a passablement gagné la « bataille des idées », notamment parce qu’elle jouit d’un grand avantage : elle est la justification de l’ordre établi, qui repose sur des habitudes, des institutions, la concentration du pouvoir, l’exploitation du travail et des systèmes d’oppression imbriqués.


[1] Mathieu Bock-Côté et François Lambert s’affrontent dans un débat agité à Denis Lévesque https://www.youtube.com/watch?v=BXifdoSl894

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