Le blogue du rédac

Lettre d’amour à la bien pensance

Par Patricia Posadas le 2022/06
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Lettre d’amour à la bien pensance

Par Patricia Posadas le 2022/06

Bien pensance, mon amour,

Tu es arrivée dans ma vie à pas feutré. Tu avais revêtu les beaux habits de la douceur, de l’écoute, de l’attention à l’autre, de l’accueil, de la pensée positive et constructive, de l’élan du cœur, des bras ouverts, de la bienveillance surtout. Tu m’as parlé de communication non-violente, me faisant comprendre tout à coup que je communiquais peut-être mal, que j’imposais ma voix, mes idées. Que j’élevais la voix alors que la passion m’animait (et non la colère), que j’aimais le sport extrême qui s’appelle le débat et que, ce faisant, je ne respectais pas les limites de mon vis-à-vis. Mon approche avait quelque chose d’oppressant. Tu m’as sidérée. Je ne savais pas tout cela sur moi. Comme tu étais belle, sage et profonde! Je me suis laissée séduire par toi, ma toute douce, toi qui es miel et coton, camomille et brume à la lavande.

Tu as ouvert les fenêtres de l’espace public, tu as sorti ton grand balais de paille. Tu étais ravissante en ménagère zélée et dévouée. Tu as nettoyé les étagères et jeté tous les vieux pots, tu as fait un tri dans le linge sale que l’on devrait laver en famille et tu as donné aux très très très pauvres le linge déchiré, mille fois ravaudé de nos revendications, aujourd’hui passé de mode. Les torchons ne brûlaient​ plus. On s’est retrouvé avec une maison propre, aseptisée, heureuse. Tout le monde souriait. Tout le monde était heureux. Quelle plénitude. Quelle civilité, enfin, tandis que le monde s’écroule autour de nous.

Ce n’est que petit à petit, ma chérie, que j’ai découvert l’autre aspect de ta nature. Tu accueillais toutes les paroles, mais pas la colère, même la colère justifiée. Tu acceptais toutes les controverses, mais pas celles qui fâchent. En jetant les mots de haine, tu as aussi jeté les mots de révolte. Pourtant, en dépit de notre grand amour et du désir profond qui m’animait, la réalité, elle, n’avait pas changé. Il se peut même qu’elle se soit détériorée tandis que nous dansions, enivrées par notre mutuelle entente.

Malgré les fenêtres ouvertes, j’ai commencé à manquer d’air. Je regardais autour de moi les penseurs qui s’étiolaient dans le pré carré de la bien-pensance. Les débats se retournaient sur eux-mêmes, se mutilant comme des enfants mal aimés: interdit de parler fort, de parler haut, tu fais peur, tu es agressive, la passion nest plus une excuse. Ou alors, modère ta passion, dompte-la, encage-la: ne crie pas!

Et parce que je voulais faire partie du tout, m’intégrer au troupeau à la laine bio lavée à la rivière sans pesticide ni gluten, j’ai fait le lotus dans ma tête avec ma révolte et j’ai «oumé» de toutes mes forces afin de dompter le cri démoniaque des injustices qui malgré tout perduraient.

Les alliés d’antan se retrouvaient divisés: visant un même but, ils se tapaient dessus pour un mot de trop, pour un mot mal placé. Je le sais que les mots sont chargés à bloc de sens et qu’une simple étincelle langagière peut faire exploser toute une vie. J’en ai reçus en pleine gueule de ces mots matraques qui vous défigurent l’âme. J’en ai souffert. Mais j’ai rencontré aussi sur mon chemin des êtres, profs, ami.e.s et livres surtout, qui m’ont armée en retour, guérie en nommant ma souffrance, soulagée en épousant ma révolte et en gueulant tard la nuit dans le vide des villes fermées sur elles-mêmes et réfractaires à la différence.

C’est en m’époumonant avec Chartrand ou avec Falardeau, en tonitruant sur les places publiques avec Louise Michel ou Nina Hagen, en défilant dans les cités tout en hurlant que les sorcières sont dans la rue que certaines avancées ont pu être faites. Les mineurs de la Sierra Léone peuvent bien dire s’il vous plaît et merci à leurs patrons, ils n’en crèveront pas moins au fond de leurs mines. Les Wet’suwet’en pourront aller fumer le calumet de la paix dans une ambiance zen avec les actionnaires du CostalGazLink Pipeline, on leur enfoncera ce projet absurde et délétère dans la gorge puisqu’ils n’habitent pas Westmont ni Sunnybrook.

Toi, ma bien-aimée-pensance, pour répondre aux urgences climatiques, aux injustices criantes, tu proposes de collaborer et d’être en mode positivité. Tu nous réunis pour de belles manifestations pendant lesquelles on ne dit rien. Silence radio. Pas de slogan. Un poing menu sera levé. En silence. Quelle est ta rage? Oh, pas de rage. Quel est ton message? Pas de message. Tu es si sage. Tu as confiance. C’est beau. Nos enfants n’ont peut-être pas d’avenir, mais se fâcher ne résout rien, me murmures-tu avec tendresse.

Je t’écris cette lettre pour te dire tout doucement, sans crier, vois-tu, que je te quitte. Ma révolte fait trop de triple salto arrière dans ma gorge. Au fond, je voudrais tellement que tu aies raison, je voudrais que nous soyons arrivés à ce stade de notre évolution duquel tout agression aura été bannie. Mais le système actuel repose sur une violence permanente: les grands détenteurs de richesse saccagent le monde à venir, celui de nos enfants, et je ne crois pas une seconde qu’ils aient envie de changer le monde : leur bonheur leur importe plus que celui de la planète, cette chose fatigante qui doit apprendre à se plier à leur volonté narcissique, à leurs désirs extrêmes.

Je te quitte avec désespoir parce que je t’aime et parce que je crois en toi. Mais tu es venue trop tôt ou trop tard.​ On se sert de toi pour nous soumettre encore plus, hélas. Cela me brise le cœur.

Je te quitte, mais je ne t’oublie pas.

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