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L’ordre des choses c’est une affaire qui peut se démancher

Par Marcel Méthot le 2022/06
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L’ordre des choses c’est une affaire qui peut se démancher

Par Marcel Méthot le 2022/06


On ne lutte radicalement contre l’imaginaire néolibéral qu’en s’attaquant à son noyau dur métaphysique, c’est-à-dire son idée de l’homme.

Frédéric Lordon, La société des affects

Léo Pulance, personnage fictif, budgète raisonnablement, comme toutes personnes de son rang, un maigre revenu annuel de 160 000 dollars. Alain Digence, autre personnage fictif, dépense négligemment, comme tout individu de son espèce, son généreux salaire annuel de 28 000 dollars.

Léo occupe un noble emploi au sein d’une institution du savoir fictivement prestigieuse, dans un pays tout autant fictif. Alain travaille, dans le même pays fictif, pour une résidence privée fictive où logent lucrativement des personnes improductives.

Lorsqu’ils ont des discussions sur leur revenu respectif, Léo, dans un docte langage très esthétiquement soigné, tente toujours de faire comprendre à Alain que l’écart de leur revenu se justifie par le fait qu’il a complété, comme une minorité d’êtres qui se distinguent par leur superbe, des études supérieures. Il ajoute, altier et chiatique, qu’il a donc dû assumer de pénibles sacrifices et qu’il lui a fallu investir beaucoup d’efforts pour en arriver si haut dans la hiérarchie élective.

Alain s’essaie alors à exprimer, malgré un langage vernaculaire et presque inaudible aux oreilles d’un virtuose de la langue française comme Léo, qu’il aurait vraiment aimé, lui aussi, faire des études supérieures. Mais il balbutie, dans un dialecte plébéien, que pour différentes raisons, comme l’éloignement de sa région, la modeste condition économique de sa famille, et plein d’autres contingences toutes fictives (ce qu’un ex-politicien fictif, Bucien Louchard, désignait promptement par de la fainéantise), il a dû assumer le sacrifice de se priver de poursuivre ses études. Il ajoute que ça lui a demandé beaucoup d’efforts pour occuper divers petits boulots le jour et compléter une formation professionnelle de soir comme beaucoup d’autres malavisés.

Chaque fois que Léo se voit contraint de souffrir la complainte d’Alain, surtout lorsqu’il daigne s’abaisser et se résigner à l’écouter, il ne sait jamais trop comment réagir. Il se dit que lui ben y a c’qui mérite, bon!, qu’c’est parce qu’y a fait des bons choix, ok là! (lorsqu’il est émotif, Léo oublie son langage outrecuidant) pis qu’si Alain y est mal payé, ben c’t’à cause qu’y est fictivement laid pis pas intelligent.

Ainsi, tous les quatre ans, Léo Pulance vote sans hésitations pour un parti politique fictif qui représente ses intérêts (les méchants communistes diraient un parti de la bourgeoisie libérale capitaliste). Un parti politique fictif qui considère qu’il ne faut pas remettre en question l’ordre des choses naturel, un ordre des choses qui permet à plein de Léo fictifs de se trouver beaux et lucides, bien abris fiscalisés qu’ils se retrouvent dans leur chacun-pour-soi aseptisé.

Alain, pour sa part, vote pour un parti politique fictif qui ose un tant soi peu remettre en question l’ordre des choses réellement institutionnalisé (les gentils néolibéraux diraient un parti à la candeur calimero-licornienne), un ordre des choses qui condamnent plein de Alain fictifs à davantage de précarité et qui les fait se trouver démunis, laissés-pour-compte. Alain vote pour un parti politique fictif qui invite plein d’Alain à se voir de plus en plus solidaires dans leur tous-ensemble-plus-fort diversifié.

Parfois, Léo a peur. Il a peur qu’au-delà des procédures électorales structurellement patentées par et pour les défenseurs de l’ordre des choses, les Alain s’organisent encore plus systématiquement et décident de s’activer, dans un déferlement citoyen, dans la mise en rupture de cet ordre. Léo a peur car il sent qu’Alain croit de plus en plus qu’un mouvement en ce sens est en émergence malgré les appels aux compromis résignés, les exhortations retorses au consensus. Léo a peur car il sait très bien, dans le fond de son être non-exclusivement consumériste, que l’ordre des choses actuel n’est pas viable et qu’il est nécessaire, pour la suite du monde, de le rompre.

Plus encore, et c’est là que germent les convictions révolutionnaires des Alain, Léo Pulance commence tranquillement à comprendre que s’il s’applique lui aussi à changer l’ordre des choses, il ne perdrait que très peu de superflu superficiellement inessentiel pour que Alain Digence en obtienne suffisamment pour s’épanouir exponentiellement.

Léo commence même à trouver Alain ontologiquement beau et brillant.

Alain trouve que Léo devient progressivement un très bel humain.   

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