
La gauche n’a pas la vie facile. En plus d’être à contre-courant du système dominant et d’être démonisée en permanence par la droite et l’extrême droite, elle n’a pas de définition claire de sa propre identité, de ses buts et stratégies. Certes, elle a tout plein de valeurs dont elle est fière: justice sociale, égalité, dignité humaine, inclusion, démocratie, solidarité, etc. Elle possède également une multitude de symboles et de couleurs qui renvoient à différents courants et moments de son histoire : le drapeau rouge (mouvement ouvrier du XIXe siècle), la faucille et le marteau (symbole démodé de la révolution bolchévique), la rose (social-démocratie réformiste), le mauve (féminisme), le vert (écologie politique), le noir (anarchisme), etc.
Mais la gauche est-elle quelque chose de plus qu’un ramassis de beaux principes, de drapeaux et de vertus qu’elle se plaît à étaler dans les ouvrages académiques, la rue et les médias sociaux? Est-elle est quelque chose de plus que la négation des idées de la droite?
Lors de la Révolution française de 1789, dans le cadre du débat sur la Constituante, les gens situés à gauche du président du bureau étaient opposés au veto royal, tandis que les partisans du véto royal (et de l’Ancien régime) étaient situés à droite de la salle. Cette métaphore spatiale est ensuite restée dans les mœurs pour désigner une opposition politique entre les défenseurs du statu quo ou du « vieux monde » (conservateurs) et les adeptes d’un certain « progrès » et du changement social (progressistes).
Cette opposition fondamentale n’a plus bonne presse aujourd’hui. Plusieurs ne croient plus à ce clivage, comme s’il s’agissait de simples étiquettes ou fictions masquant la complexité du réel. Plusieurs se disent (naïvement) « ni de gauche, ni de droite », réflexe répandu parmi les centristes, anticonformistes, fascistes, complotistes et confusionnistes. Or, la gauche n’est pas d’abord une identité politique figée, un vêtement qu’on peut décider de porter un jour et de laisser dans un tiroir le lendemain.
Le problème avec les identités qu’on exprime avec de belles déclarations sur Facebook, affiliations partisanes, tatouages anarchistes ou t-shirts du Che, c’est qu’on peut se croire « de gauche » sans l’être vraiment. C’est un fait connu que les « partis de gauche » ont tendance à gouverner « à droite », que l’extrême droite récupère des thèmes de la gauche pour les retourner contre les féministes, les musulmans et les immigrants, alors que des écologistes à prétention progressiste défendent le capitalisme vert vanté par les industries pétrolières. Comment se repérer dans cette confusion généralisée?
Le philosophe Gilles Deleuze proposait une définition simple mais profonde de la chose : « Être de gauche, c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi. Être de droite, c’est l’inverse. » Tout ça est d’abord une affaire de perception. La gauche commence par regarder les enjeux sociaux à l’échelle globale, en se demandant comment fonctionne le monde, en questionnant les inégalités en fonction de systèmes de domination plus grands comme le capitalisme, le colonialisme, le patriarcat, etc. Elle se demande ensuite comment cela affecte notre pays, nos communautés, les gens qui vivent autour de nous, et qu’on a souvent tendance à oublier. On se dit alors que le monde actuel ne peut pas durer, que ce soit en raison de la crise climatique, de l’exploitation à outrance des êtres humains et du vivant, et que tout ça doit changer.
À l’inverse, la droite part d’une perception de l’environnement plus familier, des représentations héritées de notre modèle parental, de la culture établie, du système économique actuel, de l’identité nationale, en essayant de protéger ce qui existe contre différentes menaces extérieures comme les « wokes », les étrangers et les gens qui veulent détruire l’Occident. La droite a donc un parti-pris en faveur de la conservation du monde actuel contre les dynamiques de « décadence », les pulsions égalitaires et dissolvantes de la gauche, afin de faire durer un monde imparfait mais qui ne doit pas être bouleversé fondamentalement. C’est le parti de la Continuité (droite) contre le parti du Changement (gauche).
Or, la gauche a un problème particulier qui découle de son orientation pro-changement : que faut-il changer, contre quoi faut-il se battre, à quoi faut-il aspirer, et quelles stratégies adopter pour aller là où nous voulons aller? C’est là que la chicane embarque, celle qui fait la marque de commerce de la gauche « éternellement divisée ». Certains disent que le principal problème c’est le capitalisme et que les autres revendications divisent la lutte (marxistes orthodoxes). D’autres disent que la « vraie gauche » a été pervertie par la gauche postmoderne, décoloniale ou woke (L’Aut’gauche de Roméo Bouchard, ou autres nationalistes conservateurs qui se croient encore de gauche). Certains groupes militants adoptent une analyse intersectionnelle rigide en disant que tout projet moindrement indépendantiste ou nationaliste serait en soi raciste et xénophobe. Il y a aussi le célèbre débat « réforme ou révolution », les gens qui disent qu’il faut voter et les abstentionnistes qui affirment le contraire, et ainsi de suite.
Bref, il faudrait moins parler de LA gauche que des gaucheS qui mettent l’accent sur différents maux de la société actuelle. Heureusement, il y a différentes alliances et coalitions possibles entre les courants révolutionnaires, réformistes, écologistes, féministes, antiracistes, antispécistes, etc. L’important est de savoir que la gauche est fondamentalement plurielle, et que cette diversité n’est pas forcément synonyme de faiblesse ou de fragmentation. Le problème vient d’abord lorsque les tensions entre chapelles idéologiques, ce que Freud appelle le « narcissisme des petites différences », prend le dessus sur ce qui unit les forces progressistes. Comment éviter cette tendance « centrifuge » de la gauche qui a parfois tendance à s’enfermer dans le purisme et l’auto-critique perpétuelle plutôt que chercher à transformer le monde de manière effective?
C’est là un autre débat.