Exclusivité Web

Bienvenue à l’époque du confusionnisme

Par Jonathan Durand-Folco le 2022/03
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Exclusivité Web

Bienvenue à l’époque du confusionnisme

Par Jonathan Durand-Folco le 2022/03

Pensez-vous que l’axe gauche-droite est dépassé? Êtes-vous tenté de vous rapprocher de figures politiques auxquelles vous étiez jadis opposées? Pensez-vous que les solidaires ont trahi la « gauche », et qu’Eric Duhaime est devenu le grand défenseur de la lutte contre les discriminations? Croyez-vous que le paysage médiatique est complètement contrôlé par l’hégémonie de la pensée « woke »? Peut-être que vous souffrez d’une pathologie répandue à notre époque : le confusionnisme.

Dans son livre La grande confusion, Philippe Corcuff définit ce phénomène comme « une désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche-droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale ». En termes plus simples, le confusionnisme crée un brouillage des frontières entre les discours progressistes et conservateurs, socialistes et d’extrême droite. Loin d’être une simple confusion passagère, le confusionnisme est une tactique, voire une stratégie, qui consiste à se réapproprier les valeurs, thèmes et arguments de l’adversaire pour les retourner contre lui.

Mathieu Bock-Côté est passé maître de cet art rhétorique : la gauche inclusive devient « racialiste », et les antiracistes sont accusés de faire du « racisme inversé ». Des groupes d’extrême droite s’attaquent à la « mondialisation » et au système bancaire en préconisant l’achat local. Les libertariens, qui promeuvent des politiques au service des élites économiques et des industries pétrolières, prétendent défendre les « classes populaires » et protéger l’environnement. Les capitalistes se disent plus écologistes que les militantes environnementalistes grâce à la croissance verte et l’intelligence artificielle.

Cette perte de repères idéologiques n’est pas le fruit du hasard, d’un manque d’éducation ou de la circulation de fausses nouvelles sur les médias sociaux. Il y a bien tout un réseau de chroniqueurs et d’idéologues qui propagent cette rhétorique confusionniste de façon délibérée, que ce soit dans les médias traditionnels ou sur les sites alternatifs qui s’opposent à la « censure » des grandes plateformes numériques. Le Journal de Montréal, Réifo Covid, Rumble, Le Devoir, aucun média n’est épargné. Ce n’est pas une question de vérités factuelles ou de désinformation, mais d’un mélange d’interprétations, de stratégies sémantiques, de mots qui sont progressivement vidés de leur sens d’origine. Que vous soyez informé via TVA, Radio-Canada, YouTube ou TikTok, personne n’est immunisé.

Les adeptes du nationalisme conservateur, de l’extrême droite ou du complotisme sont particulièrement friands du confusionnisme, car cela permet de légitimer leur position et mieux diaboliser leurs adversaires. Mais ce phénomène n’épargne pas le centre ou la gauche politique. Pire encore : les gens qui se veulent critiques, « anti-système » ou libérés des grands systèmes idéologiques risquent d’autant plus de tomber dans le confusionnisme. Comme l’a jadis souligné John Maynard Keynes : « Les hommes pratiques qui se croient exempts de toute influence intellectuelle sont généralement les esclaves de quelque économiste défunt. ».

Le discours confusionniste n’aurait pas une telle popularité sans la présence d’un contexte social-historique favorable. Le philosophe communiste Antonio Gramsci décrivait son époque comme celle d’une « crise organique », c’est-à-dire une crise globale du capitalisme qui se manifeste sous la forme d’une crise des institutions et des grands récits. Les masses ne croient plus à l’idéologie qui les faisaient consentir à l’ordre établi, mais aucune vision du monde n’a réussi à prendre le relais pour assurer une coordination des volontés. Résultat : cet entre-deux laisse place à une désorientation générale, un terrain fertile pour le déploiement d’idéologies de toutes sortes, émancipatrices comme réactionnaires.

La pandémie mondiale de Covid-19, qui a laissé une vaste partie de l’humanité dans un état d’anxiété et d’instabilité durant les deux dernières années, semble résonner avec cette citation de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Le confusionnisme existait bien avant la pandémie, mais celle-ci lui a donné un coup d’accélérateur inédit. Autre symptôme du confusionnisme : aujourd’hui, c’est la droite et l’extrême droite qui se réclament de Gramsci.

Que faire maintenant face à cette confusion endémique? Tout d’abord, ne pas désespérer de l’humanité. Ensuite, réhabiliter l’importance des vertus comme l’écoute, l’humilité, la charité, l’esprit critique, etc. Cela ne veut pas dire de tolérer n’importe quelle idée, car un excès d’ouverture peut rapidement sombrer dans la confiance naïve et la candeur. A contrario, une pensée exclusivement rivée sur l’exactitude factuelle et l’intellectualisme met de côté la dimension « sensible » du dialogue, les inquiétudes et désirs inconscients qui expliquent parfois certaines prises de position.

Par ailleurs, il est important de ne pas rejeter l’axe gauche/droite ou d’autres distinctions utiles pour se repérer dans le monde des idées. Mais il est essentiel de complexifier nos analyses par une pluralité d’axes et d’éviter des lectures simplistes limitées à un seul enjeu. La première victime du confusionnisme n’est pas la vérité, mais la complexité du monde.

Cela nous amène au dernier point : il faut déconstruire les idées confusionnistes en intervenant pédagogiquement dans l’espace public. Il ne s’agit pas de convaincre nos adversaires de changer d’opinion, mais d’influencer une partie de leur auditoire susceptible de changer d’idée. Cela exige du temps, de l’énergie, des ressources, de la patience, de bonnes habilités sociales et d’une petite dose d’expérience en communication publique. Comme il n’est pas possible de rejoindre un large public en boycottant les médias traditionnels, les médias sociaux et les sites alternatifs, le seul moyen consiste donc à investir diverses plateformes, développer ses propres tribunes et créer du contenu accessible, idéalement en format audio et/ou visuel. La seule façon de combattre le confusionnisme consiste à prendre part à la « bataille des idées » en créant des repères, récits et images permettant d’éclairer les grands débats de notre temps. Comment intervenir efficacement contre des adversaires qui ne respectent pas les mêmes standards du débat public? Voilà le défi à relever : sortir de la mélasse confusionniste.

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