
Il ne peut y avoir de libération pour elles, ni de solutions aux objectifs écologiques, au sein d’une société dont le modèle fondamental de relations à l’autre continue de reposer sur la domination.
– Rosemary Radford Ruether
On ne pourra pas sauver la planète sans lutter contre le patriarcat . C’est ce constat que fait l’écoféminisme, qui met en relation l’oppression des femmes et la domination des humains sur la nature. Patriarcat, capitalisme, colonialisme, extractivisme marchent main dans la main, corollaires du paradigme dans lequel nous vivons tous et toutes, celui de la domination sur l’autre, le modèle du « pouvoir sur ». Dans ce paradigme, la recherche du profit à n’importe quel prix justifie des systèmes d’oppression dont les femmes, les personnes racisées, les territoires et tout le vivant sont les principales victimes. Cette vision du monde, qui percole dans l’économie, la politique et la santé entre autres, est tellement intériorisée que nous en sommes venu·e·s à penser que nous sommes séparé·e·s de la nature et que nous pouvons – devons – la dominer. Francis Bacon, l’un des pionniers de la pensée scientifique moderne, écrit dans son fameux traité Novum Organum : « pour lui arracher la vérité, on peut violer la nature, comme on violente une femme ». Tout est dit.
Sur une scène d’une salle de spectacles, dans les Cantons de l’Est. Lumière. Côté jardin, une femme au costume de Terre-Mère. Une personne arrive, complet-veston et chapeau noir, sort son ruban à mesurer et la mesure dans tous les sens. Noir. Lumière côté cour, où une jeune femme danse sur la pièce Blurred Lines. Un jeune homme arrive de l’arrière et commence à danser avec elle. Noir. Lumière côté jardin, où la personne complet-veston pousse la femme-Terre avec un tuyau de pvc noir, elle tombe. Il prend le tuyau et commence à donner des coups dans l’espace entre ses jambes, en cognant sur le plancher. Au fur et à mesure de la scène, la jeune femme qui danse tentera d’exprimer ses limites au jeune homme, sans succès – et elle subira un viol. Au même moment, un long tissu noir sortira du tuyau de pvc entre les jambes de la femme-Terre inerte. Comme le diront les quatre femmes debout devant le public à la fin de la scène, les viols que subissent nos territoires et les femmes sont les mêmes1.
C’est la Française Françoise d’Eaubonne qui crée le terme écoféminisme dans les années 70. Cependant, le mouvement se développe aux États-Unis dans les années 80, où plusieurs intellectuelles et activistes prennent conscience des résonances entre les enjeux féministes et écologiques. Le mouvement devient par la suite mondial, et s’y rallient plusieurs communautés de femmes qui y trouvent un écho à leurs luttes. Au Québec, la vision écoféministe se déploie depuis les années 1990-2000 et rejoint de plus en plus de personnes : des collectifs, des réseaux activistes comme le Réseau des femmes en environnement, jusqu’à la Fédération des femmes du Québec, qui intitulait sa marche de 2015 : « Libérez nos corps et nos territoires ».
Comme le remarque Martine Delvaux2, ce sont souvent les femmes qui sortent au front pour protéger les territoires. Pendant cinq ans, des villageoises d’Uttar Pradesh en Inde inspirent des femmes du monde entier en encerclant les arbres pour empêcher des compagnies forestières de les abattre. Au Kenya, Wangari Maathai fonde le mouvement de la ceinture verte, qui lutte parallèlement contre la déforestation et les conditions des femmes kenyanes. Au Canada, Idle No More est créé et propagé par des femmes autochtones. Sur l’île de Java, des femmes de Kendeng mènent une action performative devant le palais présidentiel pour protester contre la construction d’une usine de ciment. Des femmes de la Via Campesina luttent contre la violence, le patriarcat et le capitalisme tout en agissant pour la préservation des semences et la souveraineté alimentaire. À Standing Rock, ce sont les grands-mères qui marchent devant. Le mouvement Mères au front, présent partout au Québec, nous enjoint à agir pour protéger l’avenir de nos enfants. Au Bas-Saint-Laurent, Mères au front Rimouski et Témiscouata créent ponctuellement des actions et des événements afin de sensibiliser la population et les gouvernements à l’urgence environnementale.
Comment penser le « post-Covid » avec la lunette écoféministe? En s’inspirant de sa posture radicale – dans le sens d’aller à la racine des oppressions – et solidaire. Il existe une volonté générale parmi les écoféministes de sortir de l’universalisme et d’accepter une variété d’approches. L’urgence des changements climatiques et la perte de la biodiversité, la popularité grandissante des mouvements de droite et leur impact, tout comme la hausse effarante des féminicides appellent des solidarités féministes et écologistes. Comme le dit Ynestra King : « À quoi bon prendre part à égalité à un système qui nous tue tous? »
1. Collectif écoféministe Les Tisserandes, spectacle Je suis la Terre.
2. Martine Delvaux, Pompières et pyromanes, Héliotrope, 2021.
Lectures pour aller plus loin sur le thème de l’écoféminisme
Être écoféministe de Jeanne Bugart Goupal
Faire partie du monde, collectif québécois (Casselot, etc.)
Reclaim, édité par Émilie Hache