
En quelque sorte confiné à mes activités fermières, j’observe dans la distance une pandémie qui passe. La radio signale l’imminence d’une vague prochaine, mais indique surtout qu’à sa remorque semble s’être accrochée cette « normalité » périlleuse mais tant souhaitée : la reprise courante des activités, permise par un retour de ce que certains et certaines appellent « nos libertés ». Une fin prédictible qui, au fond, s’annonçait depuis le début : les idées de l’hégémon sont restées confinées dans le dessein d’un monde inchangé, et tout s’orchestre soigneusement pour que les valves des flux capitalistes puissent nous inonder à nouveau. Que les marchandises se consomment, que la masse travailleuse se docilise et collabore!
ET ENFIN, ÇA VA BIEN ALLER
Bientôt, nous nous retrouverons avides dans cette économie qui peut à nouveau trop produire et contraindre ses sujets à trop s’endetter. Enfin! Les bébelles industrielles pourront déferler comme cinquième vague au soleil et, face à la surabondance du choix, la liberté retrouvée jaillira et nous proposera : consommer ou consommer? En fait, « ces libertés que la pandémie nous a ôtées », qu’elles se rapportent à nos déplacements ou à l’« obligation morale » de se faire vacciner, sont, concrètement, des restrictions à la consommation.
Le retour à une économie capitaliste fonctionnelle, de plein régime, façonne d’ailleurs le discours politique, qui ruisselle jusque sur nos ondes publiques. La nouvelle crise en vogue est la pénurie de main-d’œuvre, une contrainte majeure à la reprise de la productivité matérielle de surabondance. Dans cette conjoncture ultra-libérale, le retour à la normale convoque les trompeuses libertés que confère l’acte de consommation. Est-ce que la normalité nous libérera?
INTANGIBILITÉ ASSERVISSANTE
Le capitalisme nous expose à une panoplie quasi infinie de biens matériels, c’est-à-dire à une surproduction tangible, achetable. Mais l’acte productiviste génère un résidu, intangible celui-là : le désir de consommer. Ce qu’on désire, c’est ce qui s’offre à nous. Et ce qui s’offre à nous, ce sont ces marchandises que l’industrie juge assez profitables pour les amener à notre portée. L’agroindustrie, par exemple, inonde les tablettes des épiceries de tous les aliments auxquels elle accède, et l’avancée technologique lui permet de les garnir d’une nourriture qu’il ne nous serait normalement pas donné de désirer. Une gamme impressionnante d’aliments, produits outre-frontière ou en serres industrielles, sont dorénavant enviables et appréciables en hiver, et propulsés jusqu’à nous par les énergies fossiles. Exposé à ces marchandises alimentaires ‒ très souvent incompatibles avec la préservation de l’environnement ‒, on en vient à les intégrer à nos choix routiniers, à les désirer.
Nos envies et nos choix sont ainsi conditionnés par l’exposition à cette surabondance qui s’étale comme autant de désirs qu’on pourrait avoir. Et ces désirs entrent en compétition de la même manière que les marchandises compétitionnent entre elles. Ce qu’on aurait jugé suffisant dans une économie bien réglée, où la production existerait pour répondre à des besoins et non pour générer la consommation, est insuffisant dans cet univers d’abondance où tout, n’importe quand, s’achète et assouvit.
Or, les marchandises ont d’intangible ce qu’elles occasionnent chez l’individu : un appétit pour les biens marchands auxquels nous sommes exposés et exposées. Cette contrainte à choisir parmi une présélection industrielle d’objets n’est soudainement plus subjective, mais issue de la réalité marchande, et nous force en quelque sorte à faire rouler la machine. Le dialogue entre producteurs, productrices, consommateurs et consommatrices passe par la publicité, les rabais, l’arrangement esthétique des rayons commerciaux, etc. Paradoxalement, la surabondance de marchandises déraisonne la consommation et dés-autonomise le « libre » choix, car elle nous contraint à choisir parmi ce qu’elle offre.
Dans un tel contexte, il devient difficile d’entrevoir le monde différemment. Par exemple, œuvrer pour les souverainetés alimentaires, c’est-à-dire pour la création de systèmes nourriciers dégagés des rouages du capitalisme, devient l’affaire de gens marginaux, de « bonne volonté » et pour l’avoir entendu : qui vivent en région. Le productivisme de l’industrie capitaliste conditionne cette « normalité » et nous y assujettit, nous faisant prisonniers et prisonnières de ses opérations. Le productivisme crée la dépendance qui nous y laisse accrochés.
CONFINÉS, CONFINÉES AU CONFINEMENT
La pandémie finira et nous reconfinera à la société d’avant, celle qui n’a jamais vraiment changé : dans un lieu où l’approvisionnement est assuré par une production industrielle et capitaliste, organisée dans des économies de « marchés libres », où les désirs perdent ce qu’ils ont de subjectif (n’émanant plus de l’individu), car ils découlent en vérité de la configuration particulière de notre organisation socio-économique. Sommes-nous vraiment libres de choisir lorsque nous ne choisissons pas nos options? Je suggère au moins que le capitalisme ne nous offre pas de désirer ce qu’on veut, mais veut qu’on désire ce qu’il nous offre.
Le confinement sanitaire s’assouplit au même rythme que le confinement de nos esprits se redéploie. Le retour à la normale, si désirée, où les contraintes actuelles causées par le repli sur le collectif seraient finalement soulevées, semble aussi s’afficher comme seule option, comme seul choix. C’est le seul modèle de « sortie » qui nous est présenté, le seul que nos dirigeants et nos dirigeantes évoquent, le seul que la radio m’impose : et c’est dans cette normalité que sied la véritable atteinte à nos libertés et notre émancipation.