
J’erre souvent dans Parc-Extension depuis que les virus suspendent – ô vilains! – notre chère économie. Cette fois, en traversant l’avenue Beaumont, je suis morose : j’ai dans la tête un carrousel d’images qui proviennent des manchettes annonçant un quatorzième féminicide, survenu le 19 juillet 2021 à Parc-Extension. Ordre de la Cour et serrures changées n’ont pas suffi à protéger Rajinder Prabhneed Kaur : l’agressivité de son conjoint a eu raison d’elle.
La dernière année en fut une de deuil. Le confinement a laissé germer les névroses jusqu’à les porter au désespoir. Selon Maïra Martin, directrice de l’organisme Action ontarienne contre la violence faite aux femmes, « […] la pandémie a augmenté les risques de violence conjugale et de violence familiale parce que les femmes et les jeunes filles étaient enfermées à la maison avec la personne violente 24 heures sur 241 ». Ajoutant au poids des attentes, des regards et des constructions sociales, les logements sont devenus des caveaux sans issue et les blocs, des catacombes. Le corps féminin, contrôlé, régenté, malmené jusqu’à la mort.
Le correcteur de Word me rappelle les silences lexicaux : le mot « féminicide », encore frangé de rouge sur mon écran, n’a rejoint le dictionnaire qu’en 20152. Dans les angles morts de notre langue, combien de souffrances – de drames, d’orphelins, de familles démembrées – sont encore empêtrées dans la marge des mots? Combien de tremblements se cachent dans les interstices du lexique – et des statistiques? Chicanes, cœurs qui pompent, discours humiliants, propos dégradants : ces femmes prises au piège ne comptent pas – pas encore. Jusqu’où attendre?
L’hommage offert à cette quatorzième victime me revient à l’esprit – des colombes et une marche pacifique – et je me dis que tous les jours, je déambule contre la violence faite aux femmes. Aux aguets, une musique soft dans mes écouteurs-subterfuges, j’ouvre les yeux : d’un coup que… Aucune place parmi les mots de la langue française pour ces angoisses que ressentent les femmes en marchant seules passé une heure du matin, et pour la frustration causée par ces craintes. Nos pas talonnés cherchent encore un glossaire pour les dénoncer, pour y mettre un terme. En attendant, je marche à l’affût, comme une proie, comme un phare, à veiller sur les miennes, encore traquée à 23 ans par le grand méchant loup.
Arrivée au lieu du décès de Rajinder Prabhneed Kaur, coin Birnam et Saint-Roch, je pense aux trop nombreuses victimes : en chaque femme est enfouie une nomenclature des coups encaissés dont nous seules savons parler. Chaque coup asséné nous défigure – solidaires et désœuvrées, nous sommes une architecture enchevêtrée qui s’effondre si on lui liquide une aile.
Mes pensées trébuchent sur l’éducation que nous recevons toutes et tous : je revois ces hommes – chums, maris, pères, amis – à la sensibilité enterrée par les constructions sociales – ta gueule, un gars, ça pleure pas. Ces hommes qui bouillonnent de désarroi, ponctuant les mots de poings et les phrases d’apostrophes acerbes, faute de vocabulaire. Je me dis que notre langue a encore beaucoup de chemin à faire avant de déchirer le silence opaque qui nous essouffle.
1. Jean-François Dugas, « Deux fois plus de féminicides en Ontario qu’au Québec en 2021 », Le Droit, 20 juillet 2021, https://www.ledroit.com/actualites/justice-et-faits-divers/deux-fois-plus-de-feminicides-en-ontario-quau-quebec-en-2021-91fab5cd1b7e6c722487b1e2954d3b6a
2. Aurore Vincenti, « Féminicide », dans Le Robert, 2020, https://dictionnaire.lerobert.com/dis-moi-robert/raconte-moi-robert/mots-epoque/feminicide.html