
Sabrina Roy occupe un emploi qui n’existait pas il y a quelques années, qui l’amène à parcourir la campagne du Kamouraska ou du Témiscouata. Son métier? Travailleuse de rang.
Depuis un an, il y a deux de ces travailleuses de terrain au Bas-Saint-Laurent. Leur rôle est de prêter une oreille attentive aux agriculteurs et agricultrices. En effet, ces derniers n’ont pas eu la vie facile ces derniers temps, entre les sécheresses à répétition, la renégociation de l’ALENA qui est venue gruger leurs revenus, la Covid, l’endettement, l’absence de relève, les critiques faites à leur profession par les militants véganes… sans compter les soucis du quotidien qui les guettent comme tout le monde, comme les conflits familiaux ou l’épuisement.
« En agriculture, toutes les sphères sont entremêlées : familiale, personnelle, professionnelle… ce qui est rarement le cas dans les autres professions », note Sabrina Roy. Un problème à l’étable peut se transformer en problème de couple, puisque le conjoint ou conjointe s’implique toujours un peu dans la vie de la ferme. Parler aux confrères agriculteurs? Cela se fait déjà, car « la communauté agricole est forte » selon la femme de 27 ans, mais cela ne permet pas toujours d’avoir le recul nécessaire.
L’idée de pouvoir avoir recours à une personne neutre lorsqu’on commence à être dépassé par les événements s’est donc imposée chez les agriculteurs. La travailleuse de rang écoute (ce qui est parfois suffisant), aide à démêler les fils, oriente les agriculteurs vers d’autres ressources lorsque cela s’impose.
Un combat de Gilbert Marquis
Président de la fédération de l’UPA du Bas-Saint-Laurent, Gilbert Marquis s’est battu pendant sept ans pour que deux postes soient créés dans la région – un à l’ouest et un à l’est. « Pour avoir de l’aide pour nos producteurs agricoles qui étaient en détresse psychologique, ceux qui ne venaient pas vraiment dans les réunions, qui étaient seuls à la ferme, dit-il. On sait que présentement, avec nos travailleuses de rang, ils ont un contact. »
« On est dans un monde à part, poursuit ce producteur laitier, bovin et acéricole. On se fait mal et on ne le crie pas, on ne va même pas à l’hôpital : on se casse un doigt et on continue à travailler… » Pour certains, cela finit mal : « Des fois quelqu’un semble bien filer, le lendemain tu apprends qu’il est passé à l’acte », se désole M. Marquis. Pour lui, une priorité : « Il faut couper l’isolement. On ne sauvera pas tout le monde, mais en sauver un ou une, c’est déjà beaucoup. »
La réalité du monde agricole n’est pas toujours bien comprise par le reste de la société : « Quand un producteur va voir son psychologue ou son médecin, il peut se faire dire : « Je te signe un arrêt de travail de six mois », illustre Sabrina Roy. Mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne en agriculture… » Les animaux et les champs nécessitent une attention permanente, jour et nuit, même la fin de semaine.
Du travail de rue, mais à la campagne
Le travail de rang est inspiré du travail de rue et implique la même approche proactive de terrain. Cependant, il faut une bonne connaissance de la réalité agricole, afin par exemple de comprendre le drame que peut représenter une chute de grêle ou des négociations sur la gestion de l’offre pour un agriculteur. Fille de producteur laitier et ayant étudié à la technique en travail social, Sabrina Roy a donc le profil idéal.
Surtout, il faut une bonne connaissance de la réalité agricole, afin par exemple de comprendre le drame que peut représenter une chute de grêle ou des négociations sur la gestion de l’offre pour un agriculteur. Fille de producteur laitier et ayant étudié à la technique en travail social, Sabrina Roy a donc le profil idéal.
C’est souvent suite à des signalements qu’elle décide de passer un coup de fil ou de rendre visite à un fermier. « On se présente et on dit : « Il y a quelqu’un qui s’inquiète pour vous, je viens vérifier s’il a raison de s’inquiéter. » On peut s’asseoir à table à la maison, parler à l’étable pendant l’ouvrage, ou aller marcher dans le bois. »
Ce ne sont pas que les chefs d’exploitation qui reçoivent de l’aide : cela peut aussi être un employé, un conjoint ou une conjointe. Puisque les femmes sont de plus en plus présentes en agriculture (qu’elles soient à la tête d’une ferme ou qu’elles aident leur conjoint producteur), elles représentent 41 % des personnes qui ont eu recours aux services de l’organisme Au cœur des familles agricoles (ACFA), qui emploie les travailleurs de rang au Québec, en 2020.
Une année marquée par la pandémie
En temps normal, les travailleurs et travailleuses de rang font aussi des « runs de lait » dans les fermes pour se faire connaître, et participent à tous les événements agricoles. En période pandémique, cela a été plus compliqué pour Sabrina Roy, mais elle a compensé par une présence importante sur les réseaux sociaux et dans les différents comités d’agriculteurs, par Zoom.
Malgré l’isolement impliqué par les mesures sanitaires, il y a quand même eu de bonnes nouvelles pour les agriculteurs depuis un an, tempère Gilbert Marquis : enfin, l’achat local semble devenu une priorité. « Je trouve dommage que ça prenne une pandémie pour que les producteurs agricoles soient plus reconnus », regrette-t-il. Mais si le gouvernement leur donne un coup de main, si les consommateurs sont prêts à payer le juste prix pour leur alimentation et que les épiceries font de la place aux produits locaux, il y a de l’espoir.
Quant au métier de travailleur de rang, il est lui aussi une profession d’avenir : depuis l’an dernier, ACFA bénéficie d’un financement récurrent de 400 000 $ par an du ministère de l’Agriculture, et plusieurs embauches ont eu lieu dans les derniers mois dans différentes régions du Québec. Ils sont désormais une douzaine à sillonner la campagne, et cet automne, il devrait s’en ajouter un ou une en Gaspésie. De quoi faire jaser dans les rangs…