
Le territoire du Québec est réputé pour sa quantité impressionnante de réserves d’eau douce. À l’échelle mondiale, notre province possède 3 % de ces réserves renouvelables, dont 40 % se concentrent dans le bassin hydrographique du fleuve Saint-Laurent. Il s’agit d’une richesse dont les citoyens sont fiers et qui se situe au cœur des activités socio-économiques du Québec. La place des réserves d’eau douce au sein du patrimoine naturel québécois est sans équivoque.
Plusieurs entreprises, activités sportives et de plaisance sont dépendantes des ressources en eau douce. À titre d’exemple, la pêche sportive est prisée par environ 650 000 adeptes, engendrant des retombées économiques importantes. Les milieux aquatiques constituent également des écosystèmes riches et variés en espèces. Cependant, une menace grandissante plane sur ces milieux hydriques : la carpe asiatique.
En 2016, une première carpe de roseau a été capturée accidentellement en eaux québécoises. Depuis, les risques de dispersion sur le territoire préoccupent les scientifiques. L’expansion phénoménale de l’aire de répartition des quatre espèces de carpes asiatiques aux États-Unis pourrait-elle se produire ici?
Selon le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, une proportion importante de cours d’eau situés entre Montréal et Rimouski seraient pourvus des conditions favorables à l’établissement des carpes asiatiques. Concernant le fleuve Saint-Laurent, on indique que sa configuration et ses caractéristiques sont très similaires à celles des grands fleuves asiatiques constituant l’habitat d’origine de ces carpes. Le risque d’invasion est donc bien réel.
À quoi peut-on s’attendre si ces prédictions se confirment? En se basant sur la connaissance des impacts ayant frappé les États-Unis à la suite de l’établissement massif des carpes asiatiques, on peut prévoir des conséquences importantes dans les sphères environnementale, sociale et économique québécoises. Les milieux naturels qui seraient touchés par l’expansion feraient face à un dérèglement des chaînes alimentaires pouvant occasionner un déclin représentant 50 % des communautés de plantes aquatiques et bien d’autres effets néfastes pour la santé de ces milieux. Quant aux autres secteurs, les pertes économiques restent difficiles à prédire, mais peuvent rapidement représenter plusieurs millions par année. Si, par exemple, l’intérêt pour les activités de plaisance et de pêche commerciales diminuait en raison de la dégradation des écosystèmes aquatiques touchés, le coût de la facture grimperait rapidement.
Une question se pose : quels moyens peuvent être mis en œuvre pour lutter contre ces espèces invasives?
La lutte passe par deux aspects : la prévention et la gestion. La prévention débute par la sensibilisation des usagers à la reconnaissance de ces poissons, mais se fait principalement en empêchant le passage des carpes. Par exemple, aux États-Unis, des barrières sélectives, électriques et acoustiques, ont déjà été utilisées. Cependant, des études ont montré que ces obstacles n’étaient pas efficaces à 100 %.
Si les barrières venaient à ne pas suffire, il faudrait passer à la gestion des espèces. Dans ce cas, le moyen le plus efficace reste l’utilisation de roténone, un pesticide très utilisé dans la gestion des écosystèmes aquatiques. C’est un pesticide naturel létal pour les organismes à branchies se dégradant très rapidement dans l’environnement. Cependant, ce produit a beau être très efficace contre les carpes, il est aussi très controversé. La sensibilité des poissons à ce produit est variable d’une espèce à l’autre, ce qui pourrait avoir un impact négatif sur d’autres espèces présentes au Québec telles que la perchaude, le doré jaune ou l’achigan à petite bouche. Étant donné le danger que peut représenter cette méthode de gestion pour d’autres espèces, elle doit être utilisée de façon très réfléchie par les gestionnaires. En dernier recours, il pourrait être intéressant de développer un intérêt commercial pour ces poissons, entre autres parce qu’ils sont comestibles.
ÉTHIQUE
Cependant, la gestion des espèces exotiques envahissantes pose une question éthique relativement importante : même si certaines espèces, telles que les carpes asiatiques, peuvent créer de véritables catastrophes écosystémiques, la gestion des milieux et des espèces, qu’elles soient envahissantes ou non, ne montre-t-elle pas à son paroxysme la volonté de l’humain de dominer la nature? Notre désir de gérer les écosystèmes à toutes leurs échelles ne montrerait-il pas le fort aspect anthropocentrique de la société dans laquelle nous vivons? La façon dont ces milieux sont gérés en fonction de nos besoins, à notre image, le tout teinté d’intérêts environnementaux et écologiques, peut apparaître comme une évidence.
Par ailleurs, quand considère-t-on une espèce comme envahissante? L’attribution du caractère envahissant est, dans la grande majorité des cas, liée au fait qu’une espèce empiète sur les activités économiques humaines et est un danger pour l’écosystème. Ce caractère est souvent attribué lorsqu’il y a un « non-contrôle » d’une espèce. Cela voudrait-il dire que l’humain ne considérera jamais une espèce comme envahissante s’il la « maîtrise » et voit en elle une valeur commerciale?