
Depuis l’annonce de la création de la Société d’économie mixte d’énergie renouvelable de la région de Rivière-du-Loup (SÉMER) en 2009, son usine de biométhanisation n’a pas produit de gaz naturel, mais a fait couler beaucoup d’encre. Et des chapitres se rajoutent sans cesse…
Lundi 1er février, on apprenait que le ministère de l’Environnement a versé 1,9 million $ à la SÉMER mi-novembre, afin d’éviter une rupture de liquidités. Et ce mardi, l’un des plus grands vigiles de cette société, Simon Périard, rend public un document de 35 pages dans lequel il consigne toutes ses réflexions et amène quelques éléments nouveaux au dossier.
Maire de Saint-Paul-de-la-Croix de 2017 à 2020, Simon Périard a siégé au conseil des maires de la MRC de Rivière-du-Loup et a régulièrement dénoncé l’opacité entourant la SÉMER, pourtant détenue à 80 % par le public (40 % Ville de Rivière-du-Loup, 40 % MRC de Rivière-du-Loup) et à 20 % par le privé (Terix-Envirogaz).
La SÉMER récupère les déchets organiques (le bac brun) des citoyens de plusieurs MRC du Bas-Saint-Laurent dans le but de les transformer en gaz naturel par un procédé de biométhanisation. En substituant le biogaz ainsi créé à des combustibles fossiles, cette usine doit éviter l’émission de gaz à effet de serre (GES).
Historique
Au départ, la SÉMER devait produire du gaz compressé et traiter 15 000 tonnes de matière organique par année. Puis elle décide de plutôt produire du gaz naturel liquéfié (GNL) dans le but d’alimenter le projet de Route bleue d’Énergir, un corridor de transport de marchandises alimenté au GNL. Cela nécessite davantage d’énergie puisqu’il faut amener le gaz à une température de ‑163 °C, et une matière première de meilleure qualité. La SÉMER opte alors pour des installations plus grandes, capables de traiter 25 700 tonnes annuellement.
Le défi que se lance la SÉMER est colossal : nulle part dans le monde, un même site ne combine des équipements de captation de gaz de site d’enfouissement, de réception de matières résiduelles organiques, de digestion anaérobie, de purification du biogaz et de liquéfaction du biométhane, peut-on lire sur son site web.
Le coût total de l’usine s’élève à 27,6 millions de dollars, financé principalement par les gouvernements du Québec et du Canada.
La suite n’est pas des plus heureuses. L’usine récolte moins de matière organique que prévu et connait plusieurs problèmes techniques, notamment lorsque des cellules de captation du gaz sont inondées. « Personne n’aurait pu voir ça sauf en ayant une boule de cristal », a déclaré à Info Dimanche le président de la SÉMER Michel Lagacé, qui est aussi maire de Saint-Cyprien et préfet de la MRC de Rivière-du-Loup.
Simon Périard est en désaccord et pointe une planification déficiente du projet. Selon lui, l’absence d’un comité de vigilance représentatif et indépendant est préjudiciable. La mise en place d’un tel comité était pourtant fortement recommandée dans un rapport de la firme Transfert Environnement sur l’acceptabilité sociale des équipements de traitement des matières résiduelles, commandé par la Communauté métropolitaine de Montréal en 2010.
À la SÉMER, le conseil d’administration contrôle tout, à commencer par l’information. Si les élus de la MRC veulent en savoir davantage, ils doivent s’engager à conserver la confidentialité. Dans ces conditions, « les ingrédients étaient réunis pour une perte de contrôle du projet », conclut Simon Périard.
Le Réseau d’information sur les municipalités, un comité citoyen local, va jusqu’à dire que « la structure de la société d’économie mixte pourrait avoir permis à Terix-Envirogaz, sans expérience majeure, de faire subventionner sa recherche et développement par 80 % de fonds publics ». Dès 2012, dans un article de La Presse, un co-actionnaire de la compagnie affichait ses ambitions : « Dans notre cas, on pense toujours au marché américain quand on développe quelque chose ici. » Terix-Envirogaz n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.
Changement de plans…
Le projet de Route bleue ayant été abandonné, la SÉMER décide de revenir à son idée initiale, à savoir produire du gaz naturel compressé. En 2019, bonne nouvelle : un contrat est signé avec Énergir, d’une valeur potentielle de 2,5 millions $ par année – selon Michel Lagacé, la vente de gaz pourrait (enfin) commencer à l’été 2021. Cela implique une nouvelle conversion de l’usine, à un coût estimé de 2,3 millions $. Le gouvernement du Québec semble prêt à les donner et a déjà repoussé l’idée de mener l’enquête publique que demande Simon Périard.
Mais entretemps, à cause de ses coûts d’opération faramineux, les déficits de la société se sont accumulés. On les estime à 100 000 $ par mois, faute de renseignements plus précis. Tout juste sait-on que le déficit de la SÉMER était de 5,2 millions $ le 31 décembre 2017, et qu’il pourrait atteindre 8 millions $ aujourd’hui.
Les dirigeants de la SÉMER refusent de rendre publics ses états financiers pour ne pas nuire aux intérêts de l’actionnaire privé Terix-Envirogaz. En mars 2020, la Commission d’accès à l’information donne raison à la SÉMER : divulguer les états financiers de l’organisme permettrait aux compétiteurs de savoir combien elle facture aux entreprises privées pour traiter leurs déchets. Cela risquerait aussi « d’entraver la négociation en vue de la conclusion de contrats et de révéler une stratégie d’emprunt et de gestion de dette ».
Si la SÉMER dévoilait ses états financiers, Simon Périard pense que cela révèlerait un autre fait « plutôt embarrassant », à savoir une « iniquité » : selon lui, les clients privés paient moins cher que les clients publics pour traiter leurs déchets.
… Persistance dans l’opacité
Les clients publics, ce sont les municipalités… donc les citoyens. Au fil des ans, ces derniers ont vu leur facture augmenter considérablement. « Autrefois, on payait à la tonne, ça revenait à 3 à 4 $ par tête de pipe », se souvient Bertin Denis, préfet de la MRC des Basques. « L’an dernier c’est passé à 10 $ par citoyen, et maintenant on paie 12 $. » Contrairement aux clients privés, les clients publics ne peuvent pas négocier ce prix, qui n’inclut pas le transport.
Les maires de la MRC des Basques ont eux aussi demandé les états financiers de la SÉMER, pour voir si la hausse de prix était justifiée. Peine perdue, pour les raisons susnommées : « Ça risque de leur causer préjudice face à leurs concurrents, explique M. Denis. Mais je vous mets au défi de trouver leurs concurrents… Ils n’en ont pas dans la région! »
En entrevue, nous ne parviendrons pas à en apprendre davantage de la bouche de Michel Lagacé sur le prix payé par les clients privés : « Je l’ai déjà dit dans le passé, ces données ne sont pas publiques », répond-il sèchement.
Simon Périard voit un problème dans la structure même de l’actionnariat de la SÉMER : les élus de la MRC de Rivière-du-Loup, actionnaires à 40 %, sont dans une position compliquée où ils doivent à la fois assurer la rentabilité de l’entreprise et maintenir un prix abordable pour leurs citoyens. Bref, ils sont à la fois clients et gestionnaires. « Lors de l’annonce des hausses de tarifs, tous les clients publics de la SÉMER ont manifesté leur mécontentement sauf les élus des municipalités de la MRC de Rivière-du-Loup, écrit M. Périard. La différence réside dans le fait que les clients publics qui ne sont pas actionnaires ont la liberté d’exprimer leur désaccord.»
Réponse sèche, encore, de Michel Lagacé sur ce point : « Ce serait mieux que ce soit 100% privé, c’est ce que vous me dites? Quand on regarde le lieu d’enfouissement technique qui est opéré par la Ville de Rivière-du-Loup, est-ce que ça a un avantage ou un désavantage par rapport à une entreprise privée? C’est certain que ça a un avantage. »
Le président de la SÉMER pense que la tarification « se compare avantageusement à celles observées ailleurs avec le traitement de biométhanisation, qui sont de l’ordre de 20 $ par citoyen ».
Ce prix est toutefois nettement plus élevé que ce que paient les citoyens de Rimouski, qui a fait le choix du compostage plutôt que de la biométhanisation : il leur en coûte 6,75 $ par personne, et le compost est en plus redistribué gratuitement à ceux qui le désirent.
Des gains environnementaux incertains
À l’est du Bas-Saint-Laurent, on commence à se poser beaucoup de questions sur la SÉMER. « Les gens de La Mitis voient ce qui se passe à Rimouski et disent : comment ça que je n’ai pas le droit d’avoir du compost et qu’on envoie nos déchets en camion à Rivière-du-Loup? », témoigne le préfet de la MRC de La Mitis, Bruno Paradis, qui s’interroge sur le réel gain écologique de cette usine.
Chaque année, les déchets de la Mitis et de la Matapédia font 85 000 km de camion selon M. Paradis, ce qui émet beaucoup de GES et coûte cher aux municipalités : « C’est des matières putrescibles, à cause des odeurs on ne peut pas les garder une semaine en attendant que le chargement soit plein, donc on envoie des camions aux trois quarts vides sur la route… » Les deux MRC étudient donc la possibilité de quitter la SÉMER et de mettre en place leur propre plate-forme de compostage.
Côté environnement, Michel Lagacé se veut positif : 13 000 tonnes de matières organiques ont été reçues par la SÉMER en octobre 2020 (sur une capacité de 26 000 tonnes), soit une hausse de 32,5 % par rapport à 2019. « Par exemple, dans la MRC de Rivière-du-Loup, c’est 7 300 tonnes qui ont été acheminées à l’usine de biométhanisation pour la période de janvier à octobre 2020. Cette quantité de matière organique, détournée de l’enfouissement, a permis d’éviter l’émission de gaz à effet de serre équivalent à près de 20 000 tonnes de CO2 dans l’atmosphère. »
Ce calcul est toutefois hasardeux, explique le chercheur en gestion des matières résiduelles à l’Université de Sherbrooke Marc Olivier : « Que vous enfouissiez une tomate pourrie ou que vous la passiez dans un biométhaniseur, sa contribution va être exactement la même en termes de méthane. La biométhanisation a un impact positif seulement si on peut faire une œuvre utile avec le gaz. »
Or, puisque la SÉMER n’a jamais réussi à produire du GNL, le méthane qu’elle produit est brûlé sur place pour être transformé en CO2 (qui contribue 21 à 25 fois moins aux changements climatiques), et ne remplace donc pas de combustibles fossiles ailleurs. Puisque la règlementation québécoise impose également aux lieux d’enfouissement technique de brûler le méthane qu’ils produisent, l’usine de la SÉMER n’émet donc pas moins de GES qu’eux, et n’a aucun impact positif sur le climat…
« Si la SÉMER ne dépendait pas de fonds publics, l’entreprise serait fermée depuis très longtemps déjà », conclut Simon Périard, qui ajoute que l’usine de biométhanisation a créé « un faux sentiment de se débarrasser de nos déchets de façon écologique ». En effet, en dix ans d’existence, la SÉMER a englouti des dizaines de millions de dollars, n’a pas réussi à produire de gaz et n’a pas permis de réduire les émissions de GES des Bas-Laurentiens. Et si elle parvient finalement à produire du gaz comprimé cet été, il lui faudra des années pour rembourser son déficit…