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Causette chomskienne

Par Jean-François Parent le 2021/02
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Causette chomskienne

Par Jean-François Parent le 2021/02

Noam Chomsky est au militantisme et à la linguistique ce que Stephen Hawkins est à l’astrophysique : un géant. Il a même droit à un adjectif, car un modèle peut être « chomskien ». Il figure parmi les auteurs scientifiques et philosophiques les plus référencés dans le monde : entre 1993 et 2000, il a été plus fréquemment cité que Marx, Platon ou Aristote et même que la Bible. Par ailleurs, depuis plus de 80 ans, il milite pour la paix en tant qu’intellectuel engagé à tendance socialiste, libertaire et anarchiste (sa première intervention au sujet de la menace de l’expansion du fascisme en Espagne, il l’a rédigée alors qu’il n’avait que 11 ans). Quand Chomsky parle, son prestige et son intelligence obligent l’entendement. S’adresser à la population, il le fait lors des « Événements Chomsky1 », sorte d’assemblées populaires durant lesquelles il déroule sa pensée à l’égard des précipices qui s’ouvrent sous nos pas, tout comme dans un autre rayon le faisait Krishnamurti.

Son plus récent livre Danger d’extinction : changements climatiques et menace nucléaire dérive d’un de ces événements, tenu en octobre 2016, peu avant l’élection de Donald Trump. Cinq chapitres bien ramassés (le plus long fait 28 pages, les autres une douzaine) dans lesquels se développe son raisonnement concernant les menaces comme un cadeau « à nous, de nous » : la menace atomique, celle liée aux modifications du climat et, de façon originale, la menace conjuguée à la déperdition démocratique. Un chapitre reproduit son discours tandis que les autres prennent un format question-réponse, soit avec l’assemblée, soit avec des militants connus. Un chapitre à lui seul traite de la démocratie partie en vrille. Son propos n’est peut-être pas des plus originaux : l’homme est sous la menace d’un arsenal nucléaire hors de son contrôle, il court à sa perte en cette ère de l’anthropocène ou du « capitalistocène » et il catalyse la 6e extinction de masse par ses gestes contre nature et insensés. Là où Chomsky excelle, c’est lorsqu’il se réfère à l’histoire et aux annales pour expliciter et démontrer son point de vue et quand il réfléchit aux actions à mettre en place.

La menace nucléaire prend toute sa force lorsqu’il nous apprend que depuis Hiroshima et Nagasaki, Damoclès a transformé son épée en bombe et que la menace repose non plus sur une intention d’activer un tel arsenal, mais plutôt sur une erreur potentielle liée au fameux bouton rouge. Durant les 75 dernières années, ce sont des miracles qui ont évité la destruction massive. Vassili Arkhipov, Leonard Perroots et Stanislav Petrov ont tour à tour (respectivement en 1962, en septembre et en mars 1983) ignoré ou annulé un ordre reçu pour le lancement de frappes contre des missiles. Pour connaître ces événements, il faut avoir consulté des publications spécialisées tel le Bulletin of the Atomic Scientists. Chomsky sait s’y plonger et trouver l’information ensevelie afin de fonder son propos et le rendre concret. Autre exemple d’image évocatrice : pour parler de l’aveuglement du Parti républicain face à l’hécatombe écologique, Chomsky écrit qu’un tel manque de clairvoyance est comparable à celui des lemmings courant vers un précipice.

Tout américain qu’il soit, Chomsky n’hésite pas à rappeler à ses compatriotes que deux Américains sur cinq accordent peu d’importance à la survie de l’espèce parce que pour eux, le Christ reviendra bientôt, et que jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les Américains étaient, et je cite, « très arriérés », conséquence de l’étendue d’un pays « insulaire » à l’abri d’océans et autosuffisant, recette d’un repli sur soi. Aux États-Unis, avant la Deuxième Guerre, pour étudier la physique, il fallait se rendre en Allemagne; pour les arts, il fallait aller à Paris… Ainsi va le propos de Chomsky d’explication en explication, de compréhension en compréhension, il conduit le lecteur vers des solutions : éduquer le public, l’informer, échanger avec lui, répandre l’information disponible mais enfouie. C’est le rôle de découvreur qu’il se donne, il veut propager l’information. Pour Chomsky, tout ce qu’il nous faut savoir existe déjà; le problème est que cette information n’est pas facilement accessible et les médias n’en font pas leurs gros titres. « Kim Jong-un est fou », c’est vendeur. « Les États-Unis opposent leur veto à une résolution afin de protéger l’arsenal nucléaire israélien » : pas trop sexy comme manchette. Ce qui sera publié, c’est ce que les acteurs économiques auront perçu comme important pour les marchés boursiers.

Pour Chomsky, une manifestation, si petite soit-elle, a son importance : pas besoin de s’enchaîner au mobilier urbain, marcher dans la rue pour dénoncer lui apparaît suffisant pour un premier pas. S’isoler ou se regrouper? Vous connaissez la réponse.

Comment garder le moral? demanda alors le quidam. Y a-t-il une autre possibilité? rétorqua le philosophe. Si vous êtes plus Bernie ou Ocasio-Cortez que Donald, voilà un bouquin qui vous séduira…

1. Pour voir des conférences de Chomsky, des entrevues ou des débats auxquels il participe, consultez le https://chomsky.info/audionvideo/

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