
Contraints de fermer leurs portes mais devant tout de même payer leurs frais fixes, de nombreux petits commerces vivent un moment particulièrement difficile. Certains se demandent même s’ils pourront survivre. En cette période où les mesures d’urgence se succèdent, ne devient-il pas urgent de protéger la notion même de petit commerce?
À l’échelle du Canada, pas moins de 239 000 PME pourraient être emportées par la crise sanitaire, d’après la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI). De ce nombre, 58 000 n’étaient déjà plus actives en septembre dernier.
Au Bas-Saint-Laurent, l’hécatombe ne s’est pas encore produite. Quelques magasins franchisés ont fermé au Carrefour Rimouski, comme La Senza ou DavidsTea. Ailleurs, on survit comme on peut, notamment grâce à de la vente en ligne et de la collecte à la porte… mais pour combien de temps?
L’idéal serait bien sûr de permettre aux commerces d’une région aussi peu touchée par la pandémie de Covid-19 que le Bas-Saint-Laurent de rouvrir. Cependant, cela ne suffira pas à chasser tous les nuages qui s’amoncellent au-dessus de leurs têtes.
Des lacunes numériques criantes
Citons deux menaces : d’abord, la concurrence des magasins à grande surface implantés en périphérie des villes (il n’y a que dans la tête de certains maires que les Costco de ce monde ont un impact positif sur la fréquentation des commerces de centre-ville). D’autre part, l’essor du commerce en ligne, notamment sur la plate-forme Amazon qui ressort renforcée comme jamais des différents épisodes de confinement.
Les changements d’habitude des consommateurs, désormais habitués à voir leurs achats arriver tous seuls devant leur porte, pourraient nuire durablement aux commerces de proximité, d’autant que ceux-ci accusent un retard certain en la matière, selon le directeur général de la Chambre de commerce Jonathan Laterreur : « On avait fait un sondage auprès de nos membres avant la pandémie : une grande majorité n’avait pas de site transactionnel. Comment expliquer ce manque d’intérêt? Je ne blâme pas les gens, mais ce n’est plus possible! »
Il va falloir fournir de l’aide aux commerçants pour qu’ils se mettent à jour sur internet. « Le gouvernement veut enfin instaurer le Panier bleu version Amazon [c’est-à-dire avec un volet transactionnel], on souhaite énormément que ça fonctionne », s’exclame M. Laterreur, qui ne se fait toutefois pas d’illusions sur le rapport de force qui s’est installé : « Quand on se rend compte de tout l’effort qui a été mis par les géants du web dans l’expérience d’achat, la fluidité, la rapidité, est-ce qu’on joue à armes égales? »
Les commerces sont des biens essentiels
Le combat technologique ayant été remporté depuis longtemps par la Silicon Valley, sans doute est-il temps d’amener la question sur le terrain politique. C’est en quelque sorte ce que dit la prix Nobel d’économie 2019 Esther Duflo, pour qui les commerces de proximité devraient être reconnus comme des biens publics, rien de moins.
« Il y a une valeur pour la société d’avoir des petits commerces, au-delà de la valeur marchande qui y est réalisée dans les petits commerces. De ce point de vue, il est justifié pour un gouvernement de se dire : qu’est-ce qu’on peut faire pour aider les petits commerces à survivre à la concurrence avec Amazon? », a déclaré Mme Duflo dans un entretien à France Culture.
En effet, partout dans le monde, les commerces de proximité font partie intégrante de la culture locale. Imaginons un instant que tous les magasins d’une ville ferment, emportant avec eux les couleurs, les odeurs et les occasions de rencontre… Cette ville serait-elle encore agréable à habiter? Si le gouvernement Legault a tracé une ligne entre biens essentiels et non essentiels, les petits commerces ne devraient-ils pas eux-mêmes être reconnus comme des biens essentiels, voire des biens publics?
« Ils nous font un bien public en restant fermés pendant cette période de confinement, ils nous font aussi un bien public en existant », affirme Esther Duflo.
Gardiens du patrimoine
Jonathan Laterreur est d’accord, même s’il croit qu’il s’agirait d’une « révolution philosophique » dans le monde des PME, qui se base sur le principe de la libre entreprise et du client roi. « Cette crise-là apporte une réflexion à tous les niveaux, soutient-il. C’est comme si on faisait une pause et qu’on se disait : pourquoi on fait les choses? Pourquoi est-ce qu’il y a des commerces locaux? »
Pour lui, le meilleur exemple, c’est les restaurants. « Une chef comme Colombe St-Pierre a une valeur inestimable en attractivité pour le tourisme. Mais aussi dans son travail de gardienne du patrimoine gastronomique, qui fait partie de notre culture, au même titre que la musique ou n’importe quel autre type d’art. »
Esther Duflo va jusqu’à proposer que les gouvernements subventionnent les commerces de proximité sur le long terme. Verrons-nous cela un jour? Qui sait… Il y a quelque temps, vous auriez demandé aux patrons de journaux si le gouvernement devait mettre en place des programmes pour assurer leur survie au nom du bien commun, ils vous auraient répondu que c’était impossible…