Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise avec toute la vie qui brasse autour de moi, qui mélange autant la fulgurance de ses beautés que la hideur de ses laideurs, avec les champs lourds de leurs moissons dorées, vagues d’or qui oscillent contre des ciels d’un bleu d’acier, ployant sous leurs épis et leurs grains balancés par les vents comme des vergues d’abondance, avoines, orges, blés qui font des marées de bonheur, et pour contraster avec tant d’harmonie, le cœur de Beyrouth dévasté par l’incurie d’hommes qui se partagent le pouvoir comme s’il s’agissait de leur propre cour arrière, et les silos éventrés où les réserves de l’hiver ont été anéanties, comme si toutes les prairies autour de moi étaient soudainement soufflées et réduites à poussière par une vague d’une force inouïe, un tsunami toxique et dévastateur qui détruit tout sur son passage.
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise quand on a vu démarrer en grinçant la grande roue poussive du moulin de l’Isle-aux-Coudres, avec ces ingénieux engrenages de bois centenaires qui se relaient la puissance hydraulique, l’amortissent ou la décuplent, et font tourner les meules de pierre où le grain devient farine, toute cette énergie, cette puissance actionnée par un filet d’eau relativement réduit, sans perte, sans pollution, le génie humain à son meilleur, trempé par des siècles d’expertise, et qu’on a rejeté du revers de la main à l’aune du « progrès », et c’est là qu’on apprend d’où vient l’expression « la fine fleur », la « fleur » étant de fait dérivée du mot anglais flour, farine, cette mouture la plus fine étant réservée au seigneur; et cette anse au bout-d’en-bas de l’île, à demi cernée par les montagnes de Charlevoix dévalant presque à portée de main, avec le clocher de l’église des Éboulements qui pointe sa flèche au-dessus de l’horizon, décor si exotique et grandiose qu’on se croirait en Suisse, aux abords du lac Léman, aux côtés d’Hubert Aquin; et tout le long du parcours, des amis rencontrés, et pour jeter un froid sur cette beauté sanglante qui vous assaille de toutes parts, des histoires de COVID, des fresques d’horreur, un père décédé dans le seul silence de sa propre mort, sans personne pour lui tenir la main, sans un fils ou une fille pour lui éponger le front ou le réconforter en lui disant tout bas « les mots des pauvres gens »; ou encore, cet autre vivant dans un bled perdu, sa compagne et lui ayant décidé d’un commun accord de se séparer juste avant que ne tombe le couperet du confinement : « Que faire? Moi, j’ai pas de place où aller et je t’imagine mal demeurer seule ici compte tenu des circonstances… » Alors on fait contre mauvaise fortune bon cœur, on se « rematch », mariage forcé où l’amour n’est plus de la partie, et du nombre des activités partagées, la séance de 13 heures à la télévision où le trio Legault-Arruda-McCann dresse le bilan des décès dans les CHSLD…
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise avec tous ces hauts et ces bas, comme les montagnes de Charlevoix ou les hauteurs et les courbes et détours en dents de scie du pic de l’Aurore qui nous affolent un peu lorsqu’on y arrive en fin de journée après de nombreuses heures de conduite dans le corps et la fatigue qui s’est incrustée au creux des reins, mais quelques instants plus tard, le Rocher jaillit dans toute sa démesure et la somptuosité océane vous tombe dessus comme un orage de splendeur; Percé est envahie par une foule qu’on dit insoumise et à laquelle on n’a pas le goût de se frotter, mais peu importe, peu de temps plus tard vous marchez dans un sentier de fortune sur les hauteurs du cap d’Espoir, aux bras de votre compagne adorée, et l’espoir vous revient en effet et là, c’est Rimbaud qui vous attend : « Par les soirs bleus d’été… », et vous vous dites : c’est la vie et j’habite le plus beau pays du monde; et vous oubliez pour un instant les populistes et les cons qui mènent la planète à sa perte, vous oubliez les virus insidieux qui s’ingénient à vouloir masquer le sourire et la grâce, vous ne pensez plus au versant tragique des choses mais à la simple et sage harmonie de cet univers qui se donne à vous sans compter, au moment même où votre blonde, les lèvres rougies de bonheur, vient de découvrir que les abords de votre sentier regorgent d’une myriade de fraises des champs, et qu’il suffit de se pencher pour les cueillir.
C’est la vie et j’habite le plus beau pays du monde. Strawberry Fields Forever…