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As-tu vraiment besoin de manger, Charlotte Gingras ?

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As-tu vraiment besoin de manger, Charlotte Gingras ?

Dans le cadre de cette rubrique, Le Mouton Noir présente une ou un artiste du Bas-Saint-Laurent. Avec l’autorisation de Coline Pierré et Martin Page, Le Mouton Noir s’est inspiré du collectif que ces auteur·e·s ont publié en 2018 aux éditions Monstrograph, Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger?, un recueil de 35 questions posées à 31 artistes sur leurs conditions de vie, de travail, de création.

Pour en savoir plus : www.monstrograph.com

Ton autoportrait :

Née à Québec en 1943, vit longtemps à Montréal. Études en pédagogie, en arts visuels, écrivaine autodidacte. Après 25 ans de fréquentation estivale, déménage dans le Bas-Saint-Laurent il y a tout juste une année. Achète maintenant son pain multigrain à Kamouraska. Marche sur l’aboiteau.

Que réponds-tu quand on te demande quel est ton métier?

Que je suis écrivaine ou auteure. Souvent je me qualifie de romancière, mais le dernier livre n’était pas un roman, plutôt un carnet d’écrivain. Chose certaine, je bannis « autrice » qui semble être devenu la norme, ce mot hideux qui désigne une femme qui écrit. Qui a choisi ça? Les immortels de l’Académie française? L’Office québécois de la langue française? Radio-Canada?

Créer, c’est quoi?

– Louvoyer vers ma table d’écriture (ça peut être long).

– Écrire n’importe quoi qui me passe par la tête, dans n’importe quelle direction. Espérer qu’une piste, un filon, un personnage apparaisse. Douter.

– Si quelque chose émerge de ce fatras, essayer de rapailler personnages naissants, scènes, lieux à l’aide d’une structure chambranlante. Et en même temps, trouver un semblant de direction, un point de vue de narration et le prénom des personnages. Et aussi faire des recherches si le sujet l’exige. En écrivant Guerres, je suis tombée sur une citation d’un militaire haut-gradé: « La guerre c’est la paix. » Il y a de quoi méditer.

– Douter. Après plusieurs épisodes d’errance, voir une lueur au bout du tunnel.

– Élaguer le texte. Garder l’essentiel.

– Reprendre en maintenant un rythme, une tension dramatique. Rester ouverte aux pas de côté.

– Laisser des trous que le lecteur comblera à sa guise. Pas d’explication, surtout.

– Fignoler. Le bonheur d’éliminer les redites et tout plein d’adjectifs, doser les virgules, scinder une phrase en deux ou le contraire, choisir le mot juste.

– Envoyer le manuscrit à l’éditeur. Espérer qu’il le prenne et que si oui, le directeur ou la directrice littéraire et le réviseur ou la réviseure ne soient pas trop by the book.

– Laisser le puits se remplir à nouveau (ça peut être long).

– Entre-temps, recevoir ses exemplaires du livre avec son nom dessus. Humer l’encre d’imprimerie, se dire que c’est pas si mal, après tout, ce métier.

À qui t’adresses-tu quand tu crées?

Au début, au grand vide. Plus tard, quand l’histoire prend forme, ça dépend. Les enfants, les ados, les jeunes adultes, les grands adultes, les OK boomers, les très vieux… Je n’ai écrit qu’un livre qui s’adresse à tous les âges, La boîte à bonheur.

Est-ce que parfois tu en as marre?

D’écrire? Oh oui. Quand je n’en peux plus, je lave la vaisselle, traque la poussière sous le divan, téléphone à Bell pour changer de forfait, entreprends une série policière sur Netflix. Je déclare que jamais plus. C’est fini. Basta.

Qu’est-ce qui te sauve?

Prendre le café devant le jour naissant. Le regard des chiens. Aller au fleuve.

Qu’est-ce que tu cherches en ce monde?

ÊTRE LÀ. C’est pas donné.

Qui sont tes alliés?

Mes chers amis, des livres, des œuvres… Avant-hier, j’ai vu un merle bleu.

Qu’est-ce qui est choisi ou subi dans tes conditions de travail?

En général, une écrivaine aime la solitude et gagne sa vie modestement. Ça me va.

Qu’y a-t-il dans ton frigo?

De la nourriture! On ouvre la porte et Marguerite Duras, Hemingway et tous les autres maîtres d’écriture apparaissent, une petite musique s’élève, tiens, une rangée de cumulus étincelants, une gélinotte huppée et sa trâlée de poussins, une bouteille de vin blanc, des souvenirs disparates, une photo de moi petite que j’appelle l’enfant joie, tous les âges comme des strates, tout ce qu’il faut pour écrire des histoires.

As-tu vraiment besoin de manger?

Une amie qui me connaît bien et qui est en train d’écrire un livret d’opéra m’a donné récemment une recette pour les nuls. Dans un mélangeur, dépose trois grosses bananes trop mûres, ajoute du citron, de la vanille et du lait de coco. Presse le bouton.

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