
Dès la première victime du coronavirus dans le pays, à la mi-mars, le gouvernement d’Albanie ne niaise pas. Le soir même, bars et restaurants sont fermés. Drôle d’ambiance dans les rues de Tirana, où nous sommes depuis deux semaines avec notre bébé de cinq mois : les commerçants ont déjà fermé leurs lumières alors que quelques restaurants offrent un dernier plat avant on ne sait quand.
Le lendemain, la situation se gâte rapidement. L’Albanie est le pays le plus pauvre d’Europe, la capacité de son système de santé est limitée, alors pas question de l’échapper. La police quadrille Tirana. On ne peut sortir que pour acheter à manger, les transports publics ne circulent plus, même les véhicules privés n’ont plus le droit de rouler. Une discussion avec le consulat canadien nous convainc : nous devons partir au plus vite. L’épidémie vient d’être déclarée pandémie, nos si chères assurances ne nous couvriront plus en cas de pépin. Partout en Europe, les frontières se ferment. Les aéroports feront de même bientôt.
Il nous faudra deux semaines pour retrouver Rimouski, la ville sans printemps. Pour commencer, on trouve des places sur un vol pour Paris, l’un des derniers à sortir d’Albanie. On a droit à une course de taxi surréaliste sur les grands boulevards déserts de Tirana, on montre patte blanche à un barrage de policiers masqués. À l’aéroport d’Orly, le contraste est frappant : personne ne semble inquiet. Il faut faire la queue, compactés les uns sur les autres pour passer la douane, alors que la télé de l’hôtel présente le résultat des élections municipales, qui ont attiré toute la population française dans les bureaux de vote – méritant plus que jamais leur titre de « piège à cons ». Le changement de ton viendra le lendemain soir : Macron annonce le confinement de la population, répétant cinq ou six fois « nous sommes en guerre » contre un ennemi invisible.
Nous, nos ennemis invisibles, ce sont les autres voyageurs qui, tous en même temps, appellent comme nous la compagnie aérienne afin de chambouler leurs plans de retour. On a dû passer plus de temps en attente au téléphone pour changer nos billets d’avion et annuler nos réservations d’hébergement que dans les airs entre Paris et Montréal.
On partira quelques jours plus tard, quand le prix des billets aura enfin baissé. Faut dire que la demande n’est plus là : on est au plus trente dans un énorme avion, rien que des gens vivant au Québec. Le concept de touriste n’existe déjà plus, même si, au même moment, on voit fleurir sur Facebook (y compris de la part de personnes que nous pensions progressistes) des messages et des pétitions dignes de l’extrême droite exigeant la fermeture des frontières, comme si des hordes d’étrangers s’apprêtaient à venir contaminer le Canada – où le virus circule déjà allègrement. Ajoutez à cela des appels à la dénonciation entre voisins, parce qu’apparemment « ça sauve des vies », et vous avez une situation bien plus stressante que la perspective même de contracter la maladie : dans quel pays de fous s’en va-t-on?
Mais rassurez-vous, on n’a brisé aucune règle, on s’est même retenu de pisser lors des six heures de route entre l’aéroport et le domicile du père de Catherine, venu nous chercher à la sortie de l’avion. Enfin, on peut se poser quelques jours… Erreur! Nous nous trouvons alors au Nouveau-Brunswick, à moins de dix kilomètres du Québec. Des contrôles routiers interprovinciaux apparaissent sur les routes, l’entrée au Bas-Saint-Laurent est contrôlée. Le bureau du député nous conseille de revenir au plus vite à Rimouski, des fois que la situation se durcisse. On saute à nouveau dans la voiture du beau-père… mais on ne peut pas vraiment rentrer, notre maison étant louée jusqu’au premier avril.
On finira cachés pendant trois jours dans le sous-sol d’amis (merci à eux). On devait être sur une plage du Monténégro, on finit dans la neige. On se sent quand même infiniment chanceux, par rapport à ceux qui ont dû vivre un confinement strict : disons qu’on a eu un petit sentiment d’aventure. Et malgré un séjour écourté en Albanie, un souvenir nous est resté, sur la route de l’aéroport Mère Teresa de Tirana : devant un centre commercial moderne à l’arrêt, symbole de l’ouverture tardive de cet ancien pays communiste à l’économie de marché, un vieil homme, tout seul, faisant brouter sa chèvre sur un terre-plein envahi par l’herbe. Comme tous les jours, impassible devant la chute d’un autre système économique. Il le savait bien : les crises passent et la vie continue.