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Charge mentale et autres injonctions paradoxales

Par Claudie Gagné le 2020/05
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Charge mentale et autres injonctions paradoxales

Par Claudie Gagné le 2020/05


Dans les circonstances, ça va. Si on a la chance de travailler encore, si on n’a pas perdu toutes ses plumes, si on peut manger, si on a pu payer son loyer, si les enfants sont en santé, on s’ennuie bien sûr un peu de sa vie normale; sinon, ça va, on s’adapte. On maintient la forme (il ne faut pas grossir!), on fait des expériences créatrices (on a le temps), on s’essaie au pain au levain (c’est très tendance), on se donne des défis de lecture (on a du rattrapage à faire), on fait bombance de produits locaux, on se fait des apéros entre amis en visio; on tient visiblement le coup, on assure. Avec un bel esprit positif, les journées sont aussi pleines qu’avant. Le vide est comblé, l’absence compensée : ça va bien aller!

Pour quelques autres, l’isolement pourra se muer en un renversement positif de la contrainte, par exemple quand les mesures de restriction coïncident avec le plus fort sentiment de sécurité jamais éprouvé, par-delà celui de la solitude. Occasion d’une rencontre impromptue avec soi-même, découverte qu’aura bientôt remplacée une insondable culpabilité, parce que, femme seule en temps de pandémie, il faut se morfondre pour se ressaisir aussitôt et montrer, comme le rebattent à l’envi les réseaux sociaux, qu’on performe jusque dans son confinement.

Mais on peut aussi plonger dans cet ailleurs, espace-temps aussi trouble que délicieusement ambivalent : réfléchir, angoisser, mal dormir ou trop peu, trop manger et toujours la même chose et forcément grossir, travailler sans arrêt, ne pas avoir de concentration et tout à coup en avoir une qui résiste des heures, et même s’abîmer dans la plus parfaite contemplation. Toutes choses dont on s’aperçoit avec ravissement qu’elles s’affranchissent soudain d’une socialisation toute-puissante, du sentiment de ne pas suffire et de ne jamais en faire assez.

Voilà qu’il est possible de dire qu’on n’a envie de prendre aucun risque et de vouloir rester dans sa tanière; pour une fois, on a l’approbation sociale. On n’a plus à ouvrir si ça sonne. Ni à ranger justement comme si quelqu’un pouvait arriver n’importe quand. On a le choix de ne pas soigner son apparence, ou de superposer robe et pantalon. Comme par magie, on cesse d’intérioriser les attentes des autres. On peut pleurer en attendant que l’eau bouille; on peut rire en écoutant la radio. On a le droit de dire sans gêne que l’espace qu’on investit le plus est son lit et qu’on se plaît à changer les draps aux cinq jours. D’en faire son cocon. D’habiter cet état de chrysalide.

Comme si ça avait pris une pandémie pour se sentir sur son x. Ou plutôt pour réaliser qu’on ne vit plus avec la peur au ventre, comme lorsque du matin au soir on devait voir aux besoins des autres avant les siens (au point d’avoir passé les trois quarts de sa vie à croire qu’on n’en avait pas), qu’on devait ménager les êtres chers, et surtout leurs humeurs, en certaines périodes critiques de plus en plus rapprochées.

Humeurs assurément explosives aujourd’hui. Les temps sont difficiles, certes. On peut maintenant le dire. Et pour les personnes vulnérables, ils le sont encore plus depuis le 13 mars.

Quand les temps étaient difficiles, avant, on n’avait pas le droit d’en parler; ça risquait de déranger le bonheur ou l’apparence de bonheur des autres. Tyrannie du positivisme. Alors, si, maintenant, l’époque vous procure cet anachronique sentiment de sécurité, c’est là exactement ce qui deviendra inaudible. Comment ça pourrait bien aller, alors que tant souffrent autour de vous, et dont vous n’êtes même pas en train de vous occuper, à leur faire des biscuits, à les divertir, à les écouter, à satisfaire leurs besoins, à soulager leur anxiété au cas par cas, selon la formule qui fonctionne pour chacun? La double contrainte opère en tout temps pour les femmes, pandémie ou non. On exige d’elles qu’elles prennent soin des autres; on ne les reconnaît pas quand elles le font; on les condamne quand elles ne le font pas : division sexuelle du travail.

Quand on a subi de l’abus, surtout que le rapport de l’OMS a confirmé ce que les féministes avaient documenté depuis longtemps, à savoir que le lieu où l’on devrait se sentir le plus en sécurité est précisément le plus dangereux pour une femme, et qu’on a eu la chance de s’en sortir, on peut apprécier le confinement actuel, gage de paix inattendu. Un privilège fondé sur la mémoire des conditions d’existence de celles qui sont aujourd’hui doublement confinées, de l’extérieur et non plus seulement de l’intérieur, entre quatre murs où, vive ou sourde, ruisselle la terreur; on sait dans tous les membres de son corps qu’on aurait pu s’y trouver à leur place. Être en survie quand tout s’agite autour de soi dans une course à la réussite obligée, ce n’est pas comme être en survie en même temps que la terre entière. La crise n’est pas effrayante : on la connaît trop intimement, et ça ne s’oublie pas. Mais le confinement ne sera pas léger pour autant. L’attention au fait d’être à l’abri pour la première fois de sa vie, retraite bienfaisante, espace pour exister, en soi et pour soi, est l’immunité propre à la survivance. Une prémunition qui permet de respirer.

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