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L’art oublié de vieillir sans être relégué

Par Jean Bédard le 2020/01
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L’art oublié de vieillir sans être relégué

Par Jean Bédard le 2020/01

Comme beaucoup de mes amis de soixante-cinq ans et plus, j’ai pris un coup de vieux : cancer métastatique. Les oncologues se sont disputés pour savoir si j’avais 5 % ou 25 % de chance de survie. J’ai figé sur le mot « chance ». J’ai vu vieillir mon père de démence sénile, je ne suis pas certain que ce soit une « chance »! J’ai donc choisi une thérapie naturelle, c’est moins risqué. Après plus d’un an, me voilà en pleine forme… Bon pour la vieillesse!

J’observe les vieillards d’un autre œil. J’en ai vu un l’autre jour dans un parc : lucide et heureux. Je me suis demandé : aurai-je la force d’un tel accomplissement? Et puis j’ai pensé : il faut beaucoup d’enfants pour élever un vieillard. Je suis bien entouré, tout va bien se passer. Ensuite, j’ai réfléchi : pas si simple! Il doit y avoir quelques bons trucs, car il n’est pas si rare de rencontrer un vieillard amer et isolé. Voici ce que j’ai découvert en marchant derrière chez moi sur la grève de la Pointe à Santerre.

Peut-être que nous vieillissons mal parce que nous voulons rester debout, les pieds ancrés sur deux ou trois bonnes pierres! Alors, c’est dur de vieillir : tout perdre parce que tout passe, mais tout passe parce que nous restons accrochés à nos petits rochers. Notre peur d’y passer vient sans doute de l’inexpérience, semblable à un enfant qui quitte la rive pour la première fois : il avance dans l’eau, au moment où il ne touche plus le fond, il panique; mais s’il se détend, s’il joue avec l’eau, il flotte, il apprend à nager. On dit que nous sommes de la poussière d’étoiles. C’est faux. Nous sommes une organisation de poussière d’étoiles, nous sommes partie prenante de l’océan organisateur. Vieillir, c’est peut-être cesser d’être une moule accrochée à son rocher. C’est peut-être entrer dans le mouvement des vagues, le secret des poètes.

Regardons à l’endroit. Nous commençons notre vie en « bébé-vieillard » recroquevillé, chauve, édenté, incontinent, sénile et fragile. Mais ce petit vieillard s’éveille, se déprend peu à peu de ses engourdissements, de ses confusions, de ses illusions, il commence à comprendre et, à la fin, il est vif et mordant, prêt pour changer le monde.

La culture dans laquelle nous sommes enseigne que tout va vers la décrépitude et l’anéantissement : les hommes, les animaux, les étoiles, tout. Et nous les vieux, nous représentons à merveille cette croyance. Pour éviter qu’on trahisse ce rôle de « relique du désespoir », on nous décourage de nous tenir droits, de vivre solidement, d’assumer notre rôle de boussole. Mais enfin, pourquoi avons-nous vécu jusqu’à maintenant? La vie travaille de l’intérieur, elle travaille contre la gravité pour élever un arbre vers le soleil, pour faire bondir une chèvre de montagne sur des falaises de granit, pour dresser debout un grand singe des steppes, un Homo sapiens, afin qu’il regarde au-dessus de l’herbe. En chacun de nous, la vie a lutté contre la pesanteur. Et il faudrait maintenant céder! Non, au contraire de ce que l’on dit, la vieillesse est l’élan du décollage, le grand geste d’aimer les bras ouverts en ailes d’avion, le grand cri de la confiance mature.

Le corps métabolise la nourriture; le cœur, lui, humanise le dur et le doux. L’insupportable, c’est lorsqu’on n’arrive plus à humaniser ce qui nous arrive d’inhumain. C’est pourquoi je défends l’idée que toute personne a le droit, et même le devoir, de refuser de devenir un simple objet de soins.

Quel est le fruit de la vieillesse, le fruit que nos ancêtres considéraient comme sacré et qui maintenant fait hausser les épaules? Quand vous regardez un vieillard le regard hagard et pourtant scrutateur comme s’il cherchait un confident à travers tous ceux qui circulent autour de lui… N’avez-vous pas le sentiment qu’il se passe, ici, une sorte de tragédie? Savoir vieillir, c’est savoir se rassembler en un seul grand sentiment donné en héritage. Il faut donc au vieillard au moins un ami intime qui ait acquis la plus grande des vertus : la soif d’un sentiment intégral. Quel que soit ce sentiment, il acquiert la conscience de sa valeur dans l’intimité d’un ultime contact. Personne ne peut s’en passer, ni le vieillard ni la génération de ses petits-enfants. Si, dans une culture, les anciens sont relégués au silence, cette culture est moribonde. Comment peut-on parler de culture, alors que l’acte même qui la fait exister n’est plus le rituel sacré de la naissance des êtres à l’ultime fin de leur vie?

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