Car le temps est la plus longue distance entre deux endroits.
– Tennessee Williams
Jamais le zoo électoral ne m’avait semblé aussi absurde me suis-je dit, en écoutant le débat cacophonique en anglais devant la baie vitrée de mon téléviseur. Dialogues de sourds et de myopes. La principale promesse : des réductions d’impôt, soit avec la carte de crédit, soit avec une diminution de services. Pour l’environnement, des pinottes.
« Yé-tu mort le mort », chantait Willie Lamothe dans un film de Gilles Carle, voilà la question qu’auraient dû se poser les stratèges politiques au sujet du Bloc québécois avant les élections. Ben, « yé pas mort le mort »! Après une campagne particulièrement insipide, le verdict est tombé : les Canadiens sont divisés. Le Parti conservateur a remporté le vote populaire, mais le gouvernement sera libéral, et surtout ontarien. Trudeau doit son deuxième mandat à la grande région de Toronto (25 députés sur 25 à Toronto et 24 sur 29 dans la couronne métropolitaine) où Doug Ford a été excellent dans le rôle de l’épouvantail. À l’ouest de Winnipeg, le Parti libéral est quasiment absent (sauf à Vancouver). Le Québec a voté pour un gouvernement minoritaire, l’Ontario en a choisi la couleur; la colère et le ressentiment ne peuvent que s’accentuer dans l’ouest du pays.
En concentrant sa campagne sur le fait d’être un rempart contre le pire, Justin Trudeau n’avait pas compris que la valeur refuge, ici, c’est plutôt une voix forte portée par le Bloc. Lorsqu’il a rejeté l’idée de nommer un lieutenant pour le Québec parce que lui-même était député du Québec, il admettait du même coup qu’il n’y aurait pas de canal de communication avec le Québec : un premier ministre ne peut être le porteur des dossiers d’une province. Le scripteur du personnage Justin, premier ministre, avait mal écrit son texte.
On a courtisé le Québec en fin de campagne, mais gageons que toutes ces roucoulades se sont faites tout en pestant intérieurement contre son existence. Certains observateurs notent qu’au sein des partis fédéraux, on ne semble pas bien comprendre le Québec. Or on ne peut ni comprendre ni accepter une société en souhaitant qu’elle n’existe pas. Le vote pour le Bloc n’a pas été un vote contre quelque chose ou quelqu’un, mais un vote pour la société distincte que forme le Québec. Ce qui rend l’opération de séduction du Québec de la dernière semaine de campagne particulièrement « disgusting », c’est qu’une fois élu, on sait bien que le gouvernement fédéral se détourne généralement du Québec puisque le moindre semblant d’appui aux demandes québécoises se traduit la plupart du temps par une réaction négative dans le ROC. Le vote pour le Bloc est donc un rempart contre le mépris. Ceux qui avaient été charmés par l’image de Trudeau fils ont dû se rendre à l’évidence qu’il ne constitue qu’un « branding » forgé par une équipe tactique et derrière lequel il y avait surtout du vent dans une jolie chevelure et des chaussettes colorées. Ce pays « sans bon sens » semble condamné à une schizophrénie politique dans son impossible équilibrisme entre l’est et l’ouest, entre pétrole et environnement, entre Anglos et Francos, entre minorités ethniques et majorité. Trudeau père avait utilisé le multiculturalisme pour dorer la pilule du bilinguisme, ce concept sert maintenant d’argument contre le français, langue nationale. Il semble de plus en plus difficile de gouverner cette ancienne colonie britannique selon le seul point de vue de Bay Street. La plateforme libérale prévoit de nombreux empiétements dans le champ des compétences provinciales, ce qui entraînera des frictions avec le gouvernement caquiste, mais advenant une probable fronde anti-péréquation et pro-pipeline organisée par Jason Kenney, la colère dans les provinces de l’ouest pourrait se révéler explosive. Cela prendra plus que des « selfies » pour affronter la tempête qui se prépare, et Obama ne sera d’aucun secours.
Le Québec ne se reconnaissait pas dans le Canada de Stephen Harper (élu grâce au scandale des commandites qui avait discrédité le Parti libéral); il s’est montré ouvert à la vision d’un Jack Layton en 2011 (plus que ne l’a été le ROC); il ne se reconnaît guère dans le Canada postnationaliste et sans culture particulière de Trudeau fils. Quant au Canada, il semble ne voir dans le Québec qu’un problème qui refuse de disparaître.
« Le Canada, ah ah ah ah ah, que c’est qu’c’est ça, ah ah ah ah ah ? » chantait jadis Charlebois. La question est toujours pertinente.