Selon Le Robert, dans son acception première le terme regain définit une « herbe qui repousse dans une prairie après une première coupe ». Fidèle à cet esprit qui conjugue agriculture et renouveau, Jean Giono en a fait le titre d’un roman publié en 1930 et qui décrit justement comment un « habitant » redonne vie à tout un pays. « Tout le long du XIXe siècle et pendant la première partie du XXe siècle, les villages de montagne de Haute Provence et du Dauphiné se sont dépeuplés. Certains comme Redortiers (canton de Banon), qui avait eu en 1750 sept notaires, ne sont plus aujourd’hui qu’une tache blanche sur les contreforts de la montagne de Lure: toutes les maisons se sont écroulées et le vent en a emporté la poussière : il n’en reste strictement rien1. » On connaît ici Jean Giono surtout par sa nouvelle L’Homme qui plantait des arbres si admirablement illustrée par Frédéric Back et dont le narrateur était nul autre que Philippe Noiret. Une autre histoire d’un territoire déserté et qu’un seul homme, par sa ténacité, parvient à faire renaître.
J’habite moi-même un curieux coin de pays. Notre maison est la dernière d’un rang qui autrefois ne débouchait pas. Au fil des ans, on a cependant « colonisé » ce qui n’était qu’une route à foin, ce qui a ouvert une voie vers l’est, permettant ainsi d’atteindre Saint-Antonin, voire Rivière-du-Loup, sans être obligé de faire marche arrière et de se taper un long détour en contournant Saint-Alexandre. En face de chez nous, une vaste prairie, propriété d’éleveurs de porcs dont les installations sont dans une paroisse voisine, assez lointaine. On pratique ici une agriculture industrielle. Jamais vu de labours. Quelques opérations mécanisées menées pendant la saison à un rythme fou : épandage du lisier, herbicide, chaulage ou semis en surface si nécessaire, récolte à l’emporte-pièce.
Les choses sont plus tranquilles de notre côté du rang. Notre ferme est un reliquat de cette antique pratique agricole vivrière où la culture servait avant tout à nourrir le bétail et, partant, la famille. Une vingtaine d’acres de terre faites, de considérables lots boisés, quelques bâtiments pour le foin et pour abriter « veaux vaches, cochons, couvées ». Le sol est argileux, les parcelles, petites et mal drainées. Nous sommes tout de même parvenus à les louer pendant un certain nombre d’années mais après l’abandon du dernier locataire, plus rien. La nature a horreur du vide, c’est bien connu. Les fardoches ont commencé à envahir les planches laissées en friche. Après quelques années de ce régime, et après avoir vainement tenté d’intéresser d’éventuels prospects, nous étions convaincus d’avoir atteint le point de non-retour. Les démarches étaient déjà entreprises pour procéder au reboisement.
Et puis, ô miracle, ayant été mis au fait de nos intentions, voici qu’un jeune agriculteur cultivant des terres voisines aux nôtres s’est manifesté et est venu sonner à notre porte ce deux janvier dernier. Voilà maintenant plus d’un mois que fils, père et beau-père s’acharnent pour arracher ces lopins à la triste destinée qui semblait être la leur et donner à ces prairies un lustre qu’elles n’auront jamais connu. Élimination mécanique des broussailles, abattage des arbres mâtures nuisant à la culture, nettoyage des fossés, pose de drains; rien n’est négligé pour faire revivre et rendre à nouveau productif ce coin de terroir amèrement délaissé. Et pour ma part, je retrouve la grande joie de renouer avec cette belle intelligence paysanne que j’ai abondamment côtoyée dans une vie antérieure, cette connaissance du terreau, du terrain, de la nature des sols, de leur granulométrie, cet amour inné de la terre et un sens pratique des choses qui permet toujours, en quelques rapides tours de méninges, de trouver la solution la plus adéquate à tel problème ou à telle contrainte.
Et le plus beau dans tout ça, c’est que j’ai le loisir d’assister au spectacle de leur formidable labeur assis aux premières loges, du haut de mon patio, et la seule énergie que j’ai à déployer, c’est celle qui m’est nécessaire pour tourner les pages de ce Regain que je lis à nouveau avec délectation. Il est vrai cependant que je dois parfois faire un petit effort pour approcher le goulot de mes lèvres.
1.Essai de Giono cité dans Wikipédia, rubrique Regain (roman).