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Les deux bouts de la lorgnette

Par Christine Portelance le 2019/07
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Les deux bouts de la lorgnette

Par Christine Portelance le 2019/07

 – La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire.

 – La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître…

 – Lewis Carroll

En 1889, du haut de la tour Eiffel (312 mètres), le commun des mortels a pu regarder le sol comme un assemblage de formes géométriques. Cette nouvelle distance entre soi et le monde extérieur n’est d’ailleurs pas étrangère à l’émergence au début du XXe siècle de formes d’art qui ont permis d’établir avec la réalité sensible un rapport transcendant la simple figuration. En 1959, on verra les premières photos d’une Terre captée par satellite à 27 000 km d’altitude, mais la plus iconique des représentations terriennes est La bille bleue, photo prise en 1972 à partir d’Apollo 17, à une distance de 45 000 km. En avril 2019, a été dévoilée la photo d’un trou noir, situé à 55 millions d’années-lumière de la Terre, dont la masse est 6,5 milliards de fois celle du Soleil. Le hic sémiotique? Un tel objet échappe à notre entendement tout autant que le sourire du Chat du Cheshire.

DANS LA TOUR DE BABEL@EGO.COM

Il y a de plus en plus d’adeptes de la Terre plate et autres théories du complot. Comment l’expliquer sinon par l’existence d’un sentiment de désarroi devant la complexité du « réel scientifique » et une certaine propension à transformer des perceptions en signifiants. Or, à l’ère de la post-vérité, il ne reste plus comme signifiés que des croyances assorties à une liberté de dire n’importe quoi tel un chapelier fou. Le « platisme » montre qu’avec la stratégie de communication appropriée, on peut faire gober trumperies, créationnisme, astronautes mayas, grand remplacement, armes de destruction massive, vierges au paradis pour les martyrs et autres inepties. En une pirouette rhétorique, on peut même réussir, semble-t-il, à conjuguer idéologiquement « liberté » et « niqab », avec « égalité homme-femme », mais seules les personnes autorisées peuvent l’expliquer. Cela dit, il n’est pas facile de comprendre qu’un signe ostentatoire d’infériorisation imposé à des millions de femmes puisse voir sa charge symbolique s’évaporer lorsqu’utilisé ailleurs sur la planète, et ce, au sein de la même religion. Un signe religieux est un signe d’appartenance à un groupe; toutefois, vu sa charge symbolique, le voile islamique n’est pas exactement un signe religieux comme les autres. C’est pourquoi l’opposition de certaines féministes au projet de loi sur la laïcité est vue par d’autres comme une désolidarisation envers ces femmes qui, privées du statut d’êtres humains à part entière, sont forcées en régime islamiste de porter le voile. En revanche, les femmes qui choisissent ici de le porter tiennent à ce signe distinctif; néanmoins associer la volonté d’afficher la neutralité de l’État à du racisme est une hyperbole abusive. La religion divise, le multiculturalisme ghettoïse. Aurions-nous imaginé qu’un « oxymore » comme extrémistes bouddhistes fasse un jour les nouvelles? Exacerber les différences entre les groupes ne fait que rendre plus difficile le partage d’un sens commun, un élément crucial pour la suite des petites choses de la vie comme des grandes.

La science nous dépasse, la technoscience paraît suspecte et la réflexion peu compatible avec le populisme qui sévit à droite comme à gauche. L’école est hélas davantage un centre de formation d’une main-d’œuvre docile qu’un lieu de savoir, et la culture surtout une industrie du divertissement où les créateurs sont trop souvent floués. « Feed your head », chantait Jefferson Airplane. « Qu’on lui tranche la tête! », hurle la Reine. Comment alors ne pas se sentir aspirés dans un trou noir aussi vide de sens que le regard du Lapin1 de Jeff Koons? Pour masquer le manque d’être et voiler la faillite du langage, Big Hal offre à la multitude une toile tissée pour « feindre à la presque » et s’exposer comme des pigeons dans une boîte de Skinner afin d’être nourrie de « like ». Addicts aux clics, nous vivons une période formidable : un score élevé de « suiveux » peut devenir un moyen de « gagner » sa vie. Plus formidable encore, pour en attirer un max, le plus simple est d’exhiber sur Instagram de la foufoune rebondie; à preuve, Kardashian la fessue2 a pu récolter une fortune. Cé-tu pas merveilleux la vie quand on la regarde par le petit bout de la lorgnette!

1. Œuvre kitsch vendue à 91,1 millions de dollars.

2. À combien monteraient les enchères d’une Kardashian en métal or signée Koons?

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