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Le dernier bastion

Par Charles Hachey le 2018/09
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Le dernier bastion

Par Charles Hachey le 2018/09

Je me réapproprie ma condition noire qui, selon moi, est continuellement interprétée par l’autre privilégié. La réalité est que je ne joue pas à être noire, c’est la couleur de ma peau et ma condition noire fait partie intégrante de mon être.

– Zanele Muholi

 

Nous voulons exister en même temps que nous façonnons notre image. Notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous pourrions le supposer, car elle engage l’humanité entière. Je n’engage pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l’humanité tout entière.

– Jean-Paul Sartre

J’aime le cinéma. Il m’a appris à comprendre le monde dans lequel j’étais par les yeux d’un autre. Par les images d’un autre, j’ai appris à me connaître. Le théâtre a également cette faculté d’explorer la découverte de soi, d’apprendre à se connaître par le jeu. L’enfant chéri du théâtre moderne québécois, Robert Lepage, est depuis la fin juin plongé au cœur d’une polémique. Il faut être enfermé dans une caverne –  non loin de celle du disciple de Socrate – pour ne pas voir toute l’encre qui a teinté les différentes sphères sociales du Québec. Les défenseurs de l’art se retrouvent pris dans un argumentaire qui rappelle un conservatisme puritain. Cette problématique ne date pas d’hier. Déjà dans les années 1950, ce débat s’agitait en France dans les Cahiers du cinéma. Il n’était pas question d’appropriation culturelle, mais de censure. Or, la question est tout aussi légitime dans le débat qui frappe la Belle Province. Le multiculturalisme ordinaire, au Québec, fait acte de bonne conscience se dotant d’une ouverture d’esprit basée sur la parure. Si on prend le temps de bien gratter la plaie, on trouve un racisme ordinaire qui se cache non loin derrière.

Nul besoin d’expliquer le vécu psychosocial et les difficultés des communautés des Premières Nations et des Noirs du siècle dernier. Quand Lepage lance des arguments comme « Au théâtre, il faut jouer l’autre », quand on agite, tel un drapeau, des arguments de la sorte, j’ai la nette impression qu’on méprise mon intelligence. Même dans l’art, il est question de rapport de force. Même dans l’art, il est question de colonialisme. Même dans l’art, il est question de politique. Quand l’élite d’un art défend l’argent et la liberté de faire ce qu’elle veut quand elle le veut, ça donne un arrière-goût de colonialisme à son discours. L’aliénation monétaire des réalisateurs et des producteurs, le dernier bastion, porte un attentat à notre intelligence. Le petit protectorat en tête à tête avec le racisme ordinaire systémique et ethnocentrique souligné à gros traits par la libéralisation et l’embourgeoisement des mœurs ont laissé une empreinte indélébile dans l’imaginaire collectif, tel le colonialisme, comme l’a judicieusement souligné Albert Memmi. Faire abstraction de tout cela, c’est se déresponsabiliser face à un bagage socio-politico-culturel qui afflige plusieurs communautés. S’en dégager sous le couvert de la liberté de l’art devient une déresponsabilisation éhontée. Éric Dufour, dans La valeur d’un film. Philosophie du beau au cinéma, écrit avec justesse : « Le caractère absolument dogmatique et dangereux d’un discours prétendument apolitique qui n’en réintroduit pas moins des valeurs politiques et sociales à son insu. Autrement dit, puisque tout discours est toujours politique, la seule posture critique est d’en prendre conscience. Simple formule vide de sens qui vise à dédouaner [son argumentaire] et à justifier l’injustifiable. C’est un discours qui n’est pas seulement de droite, mais profondément réactionnaire. »

Comme le dit si bien Fabrice Vil dans Le Devoir : « Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts, a démontré par les expositions D’Afrique aux Amériques : Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui et Nous sommes ici, d’ici : l’art contemporain des Noirs canadiens qu’en établissant un dialogue avec les Noirs, il est possible de présenter l’art de manière à préserver notre patrimoine. » Le cinéma a su présenter l’art en préservant le patrimoine culturel des communautés qu’il incarne. Entre documentaires et fiction, le cinéma a su prouver sa richesse en donnant une voix à ceux qui n’en avaient pas et permet, de surcroît, de donner une nouvelle dimension à l’œuvre. De Jean Rouch à Gilles Groulx, de Pierre Perrault à Alanis Obomsawin, de Spike Lee à Pierre Falardeau, à leur façon, ces créateurs ont donné une voix aux opprimés. Il est possible d’avoir un sous-texte social transgressif, même lorsqu’il s’agit de fiction. Philippe Falardeau s’attarde par exemple à dessiner, dans Monsieur Lazhar, un portrait assez juste de la société. Mais surtout, il laisse les gens concernés s’exprimer de manière altruiste avec tendresse et bienveillance.

De l’affaire « Blackface » jusqu’à SLĀV et Kanata, un obscurantisme renferme le débat sur le faux enjeu de la liberté. Faire abstraction du racisme systémique, ignorer totalement l’état psychosocial actuel des différents groupes et manquer de sensibilité à l’égard de leur situation au nom de la liberté de l’art tout en pointant les détracteurs rappellent qu’on est encore bien loin du compte. Les infortunes de la liberté d’une vieille garde dissimulent un conservatisme. L’héritage d’un monde colonial rencontre la décolonisation du regard artistique, jusqu’à bout de souffle.

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