
Il y a quarante ans cette année paraissaient les trois volumes de l’œuvre phare de Victor-Lévy Beaulieu, Monsieur Melville (disponible en un seul volume dans la collection de poche Boréal compact). Cet ouvrage colossal est à la fois un essai sur la vie et l’œuvre de l’auteur de Moby Dick et la clef de voûte du cycle fictionnel Les Voyageries (inauguré deux ans plus tôt, en 1976, avec Blanche forcée), mais encore un monument incontournable de la littérature québécoise.
À ce titre, Monsieur Melville est un magnifique hommage à la littérature, à ce que signifie être écrivain au sens fort du terme. Un écrivain, ça ne se fabrique pas du jour au lendemain, comme le pensent les étudiants des cours de création littéraire, ça naît de la fréquentation d’autres œuvres, dans l’interminable gestation de la lecture des géants de l’écriture. Pour écrire, il faut lire. C’est une vérité qu’on a largement oubliée aujourd’hui, mais que VLB n’a jamais perdue de vue et qui a contribué à la grandeur de l’écrivain qu’il est lui-même devenu. Ici Melville, jadis Hugo, puis Joyce et d’autres encore.
C’est pourquoi la figure du père importe tant pour l’écrivain Abel, narrateur de Monsieur Melville et alter ego de VLB, ce père de la fiction faisant écho au père littéraire qu’est Melville. Car « se connaître, c’est d’abord et avant tout déchiffrer le père. Toute connaissance serait vaine sans celle-là », écrit Abel. Tandis que Père (ainsi est-il nommé) veille à ses côtés, Abel écrit le livre que nous lisons, situant à travers la figure de Melville sa relation avec Père, lequel devient alors un adjuvant dans l’écriture, car Abel puise dans la présence de l’autre la volonté dont il a besoin pour rendre son projet à terme. À un moment donné surgissent auprès d’Abel les personnages qui figurent dans les premiers volumes des Voyageries et qu’il a lui-même créés : Job J, France, Una, Samm. Car il y a ceci de fabuleux chez VLB : les niveaux fictionnels se mélangent, le rêve habite la réalité, la littérature abolit les frontières pour trouver et affirmer sa grandeur. Bientôt, tous ensemble, Abel et ses personnages décident de se rendre à Arrowhead, la maison de Melville à Pittsfield (Massachusetts). Tout le long du trajet, Abel dort, comme si, ne s’éveillant qu’à Arrowhead, il pénétrait dans un univers d’exception, comme Alice aux pays des merveilles, un univers qui fait grandir, qui amène à se dépasser, qui est susceptible de « faire passer le seuil à ce que je suis », selon la belle formule d’Abel. À partir de ce moment, Samm, d’origine amérindienne, acquiert une importance capitale qui en fait l’égale de Père, elle devient à sa manière la figure inspiratrice d’un monde nouveau. C’est avec Abel qu’il revient au Québec, d’abord à l’île aux Couleuvres, au Lac-Saint-Jean, puis en Matawinie; ayant enfin terminé Monsieur Melville, tout laisse croire que, armé de Père à se droite et de Samm à sa gauche, Abel pourra enfin s’attaquer à l’écriture de La Grande tribu, œuvre cathédrale à la préparation de laquelle tout doit aboutir. On sait toutefois que La Grande tribu ne sera publié par VLB que trente ans plus tard et dans une forme très différente de celle qu’imaginait Abel à l’époque. Mais ça, c’est une autre histoire.
Ce qui compte, dans ce livre extraordinaire qu’est Monsieur Melville, ce n’est donc pas tant le romancier américain que les réflexions que l’écriture du livre sur Melville inspirent à Abel et qui font basculer le pays habité dans la fiction, plans réel et imaginaire formant dès lors le « livre totalisant ». Melville et les personnages inventés par Abel lui permettent de creuser ses propres vérités, de se dévoiler à lui-même, étant entendu que « [c]e n’est pas la littérature qui est ma passion mais cette présomption que parfois elle puisse devenir tout autre chose, quelque expérience-limite de l’homme, une assomption de liberté ». Je ne crois pas que, à l’heure de l’abrutissante censure moralisante des plaintifs, il y ait grand-chose à ajouter à cela, sauf rappeler la vérité de cette expérience proprement humaine. Le contraire du mal, ce n’est pas le bien, mais la beauté. Et c’est bien ce qu’est Monsieur Melville, une œuvre de beauté.