La pensée dichotomique est de plus en plus envahissante, comme si la voie qui permet de comprendre un point de vue autre que le sien, une voie du milieu, était devenue impraticable. L’heure n’est pas à la nuance, mais à la polarisation et à l’hyperbole. Un concert de hauts cris relayé par les médias sociaux.
Polarisation politique
Le parlement est formé d’un parti au pouvoir et d’une opposition. Idéal pour l’invective. Même des partis d’orientations similaires ne peuvent qu’être « ennemis »; la CAQ veut éliminer le PLQ, QS rêve d’éliminer le PQ. Puisque tôt ou tard, il y a alternance, le PQ a cru longtemps qu’il n’avait qu’à attendre son tour, c’est ainsi qu’il a perdu en pertinence et gagné en suffisance. Avec un système multipartiste, un gouvernement majoritaire n’est pas élu par une majorité de citoyens, il a pourtant plein pouvoir et c’est là où le bât blesse. Nous aurions besoin d’inventer un parlement du XXIe siècle où les partis, pour gouverner, devraient s’entendre, former des alliances et bâtir des consensus. Car plus la démocratie s’étiolera, plus les régimes autoritaires fleuriront.
Polarisation culturelle
S’agissant des débats autour de SLĀV, on aurait dit parfois une chorale réunissant sopranos coloratures et chanteurs death metal. Pourtant, il y a des modérés parmi les descendants d’esclaves qui ont été blessés ou simplement déçus par SLĀV; il y a aussi des admirateurs de Lepage qui voyaient sa distribution comme une maladresse. Pour Kanata, l’annulation du spectacle serait due au désistement de coproducteurs. Auréolés de leur prestige, Lepage et Mnouchkine n’ont accepté de rencontrer un groupe d’autochtones que pour expliquer qu’ils ne changeraient rien. Le désaccord a néanmoins une dimension philosophique. Histoire et fiction ne sont pas de la même eau. Jouer Hamlet ou faire une relecture de l’Histoire, ce n’est pas exactement la même chose. La liberté ne va pas sans responsabilité, mais laquelle? Et la liberté de ne pas être d’accord? Pour tenter de comprendre, rappelez-vous la levée de boucliers lorsqu’il a été question d’un spectacle de reconstitution de la bataille des plaines d’Abraham. Comment vous sentez-vous lorsque les Français décrivent les Québécois à coup de clichés réducteurs? Plutôt blessant, n’est-ce pas?
Pour se faire une tête, il vaut toujours mieux commencer par le point de vue de l’opprimé. En Amérique, des Africains amenés de force ont été traités comme des sous-humains. Leurs descendants sont encore aujourd’hui victimes de discrimination, ce sont souvent les citoyens les plus pauvres. Ils se font arrêter et tuer plus facilement que les Blancs. Bien avant l’arrivée des Occidentaux, il y avait ici des nations de langues et de cultures différentes, elles ont été maltraitées, décimées, parquées dans des réserves, leur humanité niée par les conquérants. De nos jours, leurs femmes disparaissent, sont tuées, violées, sans que la société s’en émeuve vraiment. On serait susceptible à moins.
La pensée coloniale des Occidentaux se développe à partir de 1492 : les « Indiens » et les esclaves noirs étant païens, leur culture est jugée inférieure à celle des bons chrétiens, ils ne sont pas « civilisés ». Cette pensée coloniale, qui a perduré pendant des siècles, a laissé des traces : un racisme latent, sans haine, voile souvent le regard occidental. Quand on fait partie de la culture dominante, il est plus facile d’en appeler aux valeurs universelles faisant abstraction de la race. Prendre acte de notre « blanchéité » privilégiée est plus ardu. La prise de parole autochtone dérange, celle des Noirs aussi. Pour ne pas se voir dans le rôle du dominant, le réflexe est de se draper dans les oripeaux de la liberté artistique. Ce débat est salutaire. Le monde devient multipolaire et les sociétés plus diversifiées, il faudra s’adapter.
Un art de la nuance
La gastronomie est une belle métaphore de la voie du milieu, car, à partir d’une gamme de différences, on peut créer à l’infini. À condition de respecter le produit. Prenons la surprenante huître rose de Colombe St-Pierre : sous une fine tranche de fraise, l’amertume d’un sorbet de pamplemousse s’allie au goût iodé du mollusque pour créer une tension parfaite entre sucré et salé. Délicatement posé sur le tout, un pétale de rose éclatant révèle de la fraise une douceur insoupçonnée qui se décline dans la bouche jusqu’au charnu de l’huître. Un travail d’artiste. Inspiré et inspirant.
Rêver d’un avenir couleur métis n’est pas interdit.