Actualité

Féministes tant qu’il le faudra!1

Par Claudie Gagné le 2018/03
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Féministes tant qu’il le faudra!1

Par Claudie Gagné le 2018/03

Aux intervenantes de La Débrouille,

ces accoucheuses

Les mots sont importants. Surtout ceux qu’on parvient à extirper de la contrainte pour déboulonner des mythes millénaires et court-circuiter un tant soit peu la machine avec l’ambition d’atteindre le système. Tel projet exige un recours collectif. Prendre la parole est un acte d’insubordination à un ordre des choses oppressif. Quoi, il aurait fallu dire #MoiAussi et faire dans la dentelle?

Nous peinons à saisir à quelle échelle monumentale l’expérience qui éclôt sur la scène publique s’enracine dans la pénombre en privé. La vision heurte et percute si fort que nous en avons occulté combien il a fallu en baver pour mettre la chose au jour : nous ne voyons que la pointe de l’iceberg brillant au soleil et en avons déjà la rétine brûlée. Pour la prise de parole qui nous intéresse, la percée hors du tabou n’aura pas tardé à essuyer critiques et mépris, tandis que nous nous activons par ailleurs à refouler dans les abysses toute velléité de s’aventurer un peu trop près de la surface : cela est allé trop loin et cela doit cesser. Soit, nous admettons la nocivité de certains milieux de travail; quid de l’intimité toxique tapie au creux des jardins secrets?

C’est le quotidien, zone par excellence du flou et du trivial, qu’il faut déconstruire pour transformer. Dans cet ultime bastion du pouvoir, le système désespérera d’exister. Il s’épuisera à sévir pour tenter coûte que coûte de se maintenir, mortifère chant du cygne qui peut s’étirer et faire passablement de dégâts dans l’intervalle, en termes de violence envers celles qui auront eu le malheur de vouloir l’écouter. Parce que la sexualité est un formidable révélateur de société, pour que ça change dans l’intimité des alcôves, il faudra avoir lézardé les structures les plus profondes de l’emprise tutélaire, et compris que la normalisation de la violence envers les femmes dans la culture aura fait en sorte, par exemple, que personne ne s’émeuve de ces westerns, encore programmés à toute heure, qui nous ont bien enfoncé dans la tête que la séduction, fatalement, en passe toujours plus ou moins par un viol. Violence glamourisée qui aura fait la fortune du syndrome de Stockholm. Il paraît qu’on en guérit, de cette identification à l’agresseur, ce mode de survie par lequel on a pu s’habituer à tout, surtout au pire… Mais on voudrait juste commencer à se défaire de ces habitudes-là. Or, voilà, on s’en défait en parlant.

En parlant de ce qu’on a tu et souhaité oublier parfois sur plusieurs générations. Maux insoutenables, insultes à l’âme et au corps, bris non réparés qui ne laissent pas indemne et dont les conséquences sur la santé (physique et psychique), sur la vie au travail et en général sont aussi incommensurables que sous-analysées.

Comme la majorité des personnes qui se sont un jour ou l’autre crues pour jamais isolées et détruites, et qui goûtent peut-être à l’espoir de jours meilleurs depuis quelque temps, je sais #MoiAussi que ces violences sont transversales et marquent un continuum. Insistons : il s’agit d’un fléau si normalisé qu’il semble marginal. Si intériorisé qu’il paraît fantaisiste. Pour que la trame de la domination apparaisse, il faut renverser le tabou qu’elle a tissé serré, défier le dispositif qui écrase de honte. La norme est une chape de plomb bien rodée. Le système veille, prêt à broyer.

On est en train de prendre conscience qu’en unissant les voix, on se constitue comme groupe, qu’on n’est plus des quantités négligeables, indistinctes et muettes, mais qu’on forme une classe en soi, à laquelle, comme pour toute classe, une certaine place a été ménagée. À mesure qu’on reconnaît l’état de choses, on rompt avec le déni. À représenter le musellement, on lève l’interdit de penser. Par la force du nombre, on commence à documenter le phénomène, à s’apprendre qu’on peut métaboliser le poison qu’ont instillé en soi les mauvaises rencontres qui se sont fait passer pour enchanteresses. Les femmes qui ont parlé ont ouvert les digues avec leur courage. Elles enseignent à ouvrir les yeux, à neutraliser doutes et sentiment d’imposture parce que le système a institué qu’une certaine parole valait moins qu’une autre. Pour rétablir l’équilibre, la prise de parole sera donc directement proportionnelle au silence qui a été imposé. D’abord faire acte de parole : volontaire inscription dans le symbolique, non plus sourde réaction dissociée. Une performative marche en avant. On s’échappe de l’anecdotique du fait divers : on se pose en fait de société.

#EtMaintenant que le 8 mars dure longtemps!

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