Champ libre

La Fièvre : mains froides, front chaud

Par Joel Lelièvre le 2017/09
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Champ libre

La Fièvre : mains froides, front chaud

Par Joel Lelièvre le 2017/09

Après avoir composé et enregistré sous le nom de HMZ pendant près de 10 ans, Zéa Beaulieu-April et Marie-Audrey Leclerc, deux expats du Bas-du-Fleuve, ont décidé l’an dernier de renaître à travers une nouvelle esthétique, résolument électronique, sous le nom de La Fièvre. Depuis quelques mois, leur premier EP, Le Rituel, est disponible en ligne. 

Qui dit fièvre dit transe, et qui dit transe évoque l’occulte, auquel Le Rituel fait nettement allusion (surtout si vous avez l’édition VIP qui inclut un fanzine de rituels maison et tout le matériel requis pour procéder). À moins que vous ne viviez dans un coquillage, vous aurez remarqué la popularité dont jouissent actuellement la sorcellerie et son iconographie dans la culture populaire. Que ce soit en mode, en musique (pensons au style witch house ou au jeune rappeur Ghostemane), dans les livres ou à l’écran, la magie ressurgit avec éclat. 

Fidèle héritier de la culture goth dont il reprend certains éléments, ce courant ésotérique séduit depuis quelques années. On retrouve des néo-sorcières libérées de nombreux stéréotypes peu flatteurs d’antan dans la saga Harry Potter, dans la troisième saison de la populaire série American Horror Story ou encore dans le long-métrage Maleficent mettant en vedette Angelina Jolie…

Mais pourquoi un retour en force de ce symbole historiquement conspué?

En fait, il serait mal avisé de parler d’un retour, estiment ceux qui se penchent sur la question. Plutôt une réappropriation. Selon Tyler Breitfeller, journaliste au Kitsch Magazine, ces sorcières propulsées à l’avant-plan ne sont pas les harpies de Macbeth ou celle de Blanche-Neige, mais bien des femmes complexes et fortes. Kristen Korvette, du magazine Quartz, avance d’ailleurs que « [c]es sorcières incarnent une féminité libérée de l’influence masculine ou de son emprise ». C’est peut-être pourquoi nombreux sont ceux qui tracent un lien entre les reines de l’occulte à travers le temps et le féminisme, dont La Fièvre se réclame.

Socioculturellement, Ma-Au et Zéa sont des sorcières des temps modernes.

Si on est porté à croire que le monde des arts est plus sensible à la cause des femmes, il reste encore beaucoup à faire, selon les deux artistes, du moins du côté de la scène musicale : le mansplaining demeure monnaie courante, les conceptions erronées, avec ou sans mauvaise intention, aussi. Dans un contexte où l’androcentrisme et ses dérives (la culture du viol, un misogyne fieffé à la Maison Blanche, Roosh V, le néo-masculinisme, etc.) font les choux gras des médias, le discours féministe retrouve de sa vigueur et de sa crédibilité aux yeux du public. La Fièvre entend contribuer à ce mouvement, le féminisme étant inhérent à sa pratique.

Un rituel

Avec la voix de Zéa portée à l’avant du mix, les thèmes exploités et des mélodies plus polies qu’affûtées, Le Rituel sonne résolument féminin. On pense d’ailleurs à un cortège de femmes à l’écoute des premières offrandes de La Fièvre : Björk et son lyrisme mystérieux, Fanny Bloom et sa touche acidulée, l’intimité et les envolées de Nicole Miglis, PJ Harvey pour l’aplomb occasionnel, sans oublier Grimes et sa pop d’avant-garde ou le doux vaudou de Fever Ray!

Pièce par pièce : « La Chienne » se déballe comme un bonbon. Très pop, l’entrée en matière pourrait se prêter à la foulée d’un jogging. « Les érables rouges » ralentit la cadence et présente une structure plus atypique où un pouls d’incantation, presque sensuel, façon r’n’b 2.0, se précipite finalement vers un point d’orgue dansant, extatique. Avec « Sans rêve », on bascule dans l’ombre. Plutôt tiède, la pièce évoque une performance spoken word. Moins de rythme, davantage de texture, une transition ne se fait pas sans heurt. « Gauchetière » qui prend le relais ne propose pas de point d’appui : sorte d’illumination pop-rap saupoudrée de paillettes, c’est néanmoins la pièce la plus étrange, avec de fort jolis passages en langue inconnue. Le cinquième et dernier rituel s’invite dans une autre cassure sèche, mais il s’avère toutefois de loin le plus envoûtant : « Nous reculons » catalyse tout le morfil et la détermination de La Fièvre. Gorgé d’urgence, limite paranoïaque, il se prête parfaitement au timbre un peu éteint de Zéa. Trent Reznor approuverait.

Un fantastique amalgame d’influences et d’idées! Mais dompter une chimère prend du temps. Si les deux artistes confirment avoir voulu se réinventer, la chrysalide ne semble pas encore prête à éclore sur Le Rituel, ce que le format EP tend à pardonner. La Fièvre devra néanmoins resserrer son spectre sans perdre ses coudées franches et forger des textes moins cryptiques ou plus évocateurs pour l’auditeur. Cela étant dit, d’après les cinq pièces présentées, le duo dispose de suffisamment d’idées, de passion et de compétence pour poursuivre son élan sur la scène québécoise et au-delà.

 

 

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