
J’écris ces lignes depuis un archipel au paradis. Le paradis des cocotiers et des eaux turquoise, mais aussi et surtout le paradis des riches : au Vanuatu, un État de l’Océanie, ni les revenus personnels, ni les bénéfices des sociétés, ni les gains en capital, ni les successions ne sont soumis à l’impôt.
Ce petit pays de 83 îles et de 286 000 habitants a à certains égards les allures d’un État voyou. Dans un hôtel de Port-Vila, un voyageur croate m’a expliqué que, chez lui, des propriétaires de Porsche ou de Ferrari immatriculent leurs bolides au Vanuatu pour éviter de payer des taxes. Sur Internet, des forums d’individus « allergiques » aux impôts expliquent la procédure : un formulaire en ligne, un paiement par carte de crédit, une photo du véhicule, et on vous envoie la plaque par la poste! Pas certain que la Société de l’assurance automobile du Québec apprécierait…
On a beaucoup parlé de paradis fiscaux ces derniers temps. Vous avez peut-être entendu PKP patiner à propos de ses schemes exotiques d’optimisation. Vous avez probablement vu Alain Deneault énumérer un dimanche soir tous ces services publics qui s’étiolent, faute de financement de l’État, à un Gilbert Rozon envoûté par les charmes de notre plusse-belle-époque.
Un paradis pour qui?
On se demande rarement comment on vit dans ces paradis fiscaux. La population profite-t-elle des transferts massifs d’argent? Au Vanuatu, la réponse est claire comme une mer tropicale : non, pas du tout! Il y a peut-être un peu de ruissellement économique vers des emplois dans la construction (construire des resorts et les murs qui les gardent). Il y a aussi la restauration, c’est-à-dire servir des cocktails aux riches touristes australiens. Mais sinon, partout, on sent que le gouvernement abandonne la population.
Par exemple, sur l’île volcanique d’Ambrym, qui est loin d’être la plus perdue, il n’y a ni électricité, seuls les propriétaires de commerces ont des panneaux solaires – ni Internet. On est prévenu des cyclones par le coup de fil d’un ami de Port-Vila (qui lui a accès aux prévisions météo) et on boit l’eau de pluie. Pour se rendre sur ce caillou noir, il faut prendre un avion de brousse et débourser 120 $ pour 40 minutes de vol. Il est aussi possible pour 75 $ d’y aller en cargo. J’ai ainsi mis 18 heures pour gagner l’île sur le Brisk, dans lequel j’ai dormi sur une caisse de bois. Ces vieux rafiots exploités par des compagnies privées apportent toutes sortes de denrées et d’objets en provenance des autres îles. Ils font office de facteurs car, depuis des années, il n’y a plus de bureau de poste à Ambrym.
Tout ce qui est revendu sur l’île est hors de prix (la taxe de vente existe bel et bien!), alors que le Vanuatu fait partie de ce qu’on appelle pudiquement « les pays les moins avancés ». À Ambrym, le litre d’essence coûte 3 $. Les seuls véhicules sont des camionnettes qui transportent les locaux d’un village à l’autre à un prix exorbitant. Aller de Craig Cove à Port-Vato, 20 kilomètres à peine sur une piste défoncée, coûte aussi cher que Montréal-Québec en autobus. Par chance, le prix peut être partagé entre les passagers qui montent à bord chemin faisant.
Une année d’études au secondaire coûte plus de 700 $ aux parents qui doivent en plus acheter jusqu’aux matelas pour leurs rejetons qui dorment à l’école. Heureusement, les soins de santé sont plus accessibles. Consulter un médecin coûte environ 2,50 $, mais à Port-Vato, le dispensaire est fermé. Selon le gouvernement, pas d’argent pour renouveler le contrat du médecin. En cas d’urgence, vous sautez dans un pick-up et vous vous rendez au village voisin, ce qui pourrait vous coûter 45 $ si personne ne partage les frais de transport avec vous.
Le bonheur de ne rien faire
Malgré tout, selon un indice élaboré par un institut britannique, le Vanuatu serait le pays où la population est la plus heureuse au monde! Un chauffeur de bus de Port-Vila m’a donné une explication : « On a tout ce dont on a besoin. On cultive un potager, on va à la pêche, tout ça est gratuit, et on est en santé. » Partout dans le pays, ne rien faire est un passe-temps assumé. On paresse sur un tapis en feuilles de palmier, on discute à l’ombre d’un manguier, on passe du temps avec les enfants. Les petits bonheurs en voie de disparition en Occident sont banals ici. C’est le point commun entre les Bahamas, les îles Caïmans et le Vanuatu : la pilule du paradis fiscal est plus facile à avaler dans un paradis terrestre.