
L’éducation n’est pas le seul fait des institutions. C’est une évidence que le nouveau film de Matt Ross, Captain Fantastic (Une vie fantastique en version française) met en lumière. Après la mort de leur mère, six frères et sœurs qui ont grandi en forêt, dans le Nord-Ouest Pacifique, et qui ont été scolarisés à la maison suivant un programme aussi ambitieux que non conventionnel, accompagnent Ben, leur père (extraordinaire Viggo Mortensen), au Nouveau-Mexique pour assister à l’enterrement. Ce voyage initiatique sera l’occasion de nombreuses remises en question quant à leur singulière éducation. En route, eux qui ont fait l’expérience de l’Amérique sauvage découvriront celle de la surconsommation, étalée le long des autoroutes : « The business of America is business », dira ironiquement le père en reprenant les mots du trentième président des États-Unis. La fratrie sera ensuite initiée aux supermarchés, à la vie de banlieue et à la richesse ostentatoire des gated community, avant de, peut-être, trouver une façon de vivre en société qui soit digne de leurs grands idéaux.
Voir ces enfants et ces adolescents débattre de leurs idées, éprouver leur corps par un entraînement intensif (c’est un euphémisme), lire des œuvres complexes, apprendre des langues, maîtriser des formes de combats, cultiver un jardin, chasser et jouer d’un instrument de musique est proprement « fantastique ».
Comment sont-ils à ce point sensibles, curieux, brillants et débrouillards? Rousseau aurait-il eu raison en disant que la société corrompt le cœur de l’homme?
Leur lien avec la société s’établit par la lecture d’œuvres fortes tant classiques que contemporaines : des Frères Karamazov de Dostoïevski à Lolita de Nabokov, en passant par une Histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn pour aller jusqu’aux ouvrages de Chomsky (plutôt que de célébrer Noël, ils ont le Noam Chomsky Day), sans oublier des livres pratiques sur la survie en forêt, la chasse, la sexualité, la physique quantique, etc. Après chaque lecture, ils doivent expliquer ce qu’ils en ont compris. Il faut pouvoir expliquer ce que l’on pense avec clarté, avec profondeur, avec précision : en ce sens, ils considèrent que le mot « intéressant » est un « non-mot ». Un mot passe-partout ne suffit pas : ici, pas de like possible! En revanche, ils estiment qu’on se définit avant tout par ses actions plutôt que par ses paroles.
Mais ce qui frappe le plus, ce sont leurs divertissements. Pendant qu’une récente étude américaine établit à neuf la moyenne d’heures quotidiennes passées devant l’écran par les adolescents1, ceux du film n’ont jamais écouté la télévision, ni joué à des jeux vidéo. En visite chez des cousins, ils sont effrayés devant un jeu vidéo de combat. Ils apprennent plutôt l’essentiel : à lire, à penser, à débattre, à chanter, à danser, à faire du yoga, des arts martiaux, à jouer de la musique ensemble, sous les étoiles, à l’air libre. De plus, contrairement à l’attitude d’enfants-rois de leurs cousins, ils ne rechignent pas à faire leurs devoirs, au contraire. La scène finale peut ainsi être vue comme un idéal du déjeuner en famille.
La critique la plus importante que l’on peut faire aux idéaux du film est de restreindre à la cellule familiale le lieu d’épanouissement des enfants. Peut-être n’ont-ils pas lu Rimbaud? Se confronter aux autres est partie intégrante de ce qui ouvre l’esprit. Sortir dans la rue et côtoyer la pluralité, la nouveauté, la différence, l’imprévisibilité sont des actes formateurs. S’en exclure est-il souhaitable? Bref, Une vie fantastique pose des questions sur l’éducation très stimulantes intellectuellement, des questions propres à préciser une compréhension du monde… résolument critique.
1. Associated Press, « Les ados passent en moyenne neuf heures par jour devant un écran », La Presse.ca, 3 novembre 2015, www.lapresse.ca.