
J’écris d’un camp de recherche atmosphérique sur la calotte polaire du Groenland, où j’ai passé les trois derniers mois. C’est un peu bizarre de regarder d’aussi loin tout ce qui se passe chez moi, aux États-Unis. Ici, dans notre petite équipe de Summit Station, nous sommes tous relativement progressistes. Nous sommes ici pour étudier les changements climatiques après tout! Il ne sert à rien de demander aux collègues s’ils trouvent intéressantes les idées de Donald Trump ou s’ils croient que l’on peut se fier à Hillary Clinton (Hillary « la croche », comme beaucoup la surnomment, et pas seulement les partisans de Trump). On connaît déjà leur réponse : ils vont voter Clinton, sans réellement souhaiter voter pour elle, mais bien pour voter contre Trump. Sinon, un peu par dépit, ils vont voter pour Gary Johnson, le candidat libertaire du troisième parti, afin d’exprimer leur ras-le-bol du business as usual de l’establishment que représente le clan Clinton, même s’ils comprennent bien que ça comptera effectivement comme un vote pour Trump. En fait, la situation actuelle est une représentation parfaite de la division culturelle et politique sous-jacente qui déchire la nation américaine.
Les États-Unis sont très divisés entre la droite et la gauche; ça, c’est clair. Mais ce qu’on voit peut-être moins bien, c’est que les deux partis principaux, les démocrates et les républicains, sont presque aussi divisés à l’interne. Il y a pas mal de républicains qui sont aussi dégoûtés par l’idée d’un président Trump que vous et moi. Trump est en train de déchirer le Grand Old Party (GOP, surnom du Parti républicain). De même, de nombreux démocrates, surtout parmi les jeunes, ne supportent plus la corruption de l’élite politique, y compris au sein du Parti démocrate. Agacement que la récente fuite de courriels du Parti démocrate semblant indiquer que la victoire de Clinton contre Bernie Sanders lors de la primaire démocrate était le fruit de machinations internes ne risque pas de calmer.
La frustration et la division sociopolitique américaine sont malheureusement bien compréhensibles. De nombreux Américains ne se sentent plus représentés par leur gouvernement. Les conservateurs craignent la taxation, les systèmes de soutien social ou les immigrants qui seraient d’éventuels terroristes. Cela fait des années qu’ils ne trouvent aucun politicien républicain assez fort pour vraiment défendre ces enjeux. Trump représente beaucoup de choses, mais ce qu’il ne représente certainement pas, c’est le politicien habituel : il parle comme un homme ordinaire, il est raciste et sexiste comme bien des gens et, surtout, il n’a pas peur de ne pas respecter le political correctness. De plus, il a réussi en affaires, ce qui séduit beaucoup aux États-Unis. Voilà pourquoi il a su tirer son épingle du jeu en jouant sur les déchirements internes du GOP pour se poser en homme fort pouvant réussir là où les autres politiciens républicains ont été impuissants.
Chez les démocrates, surtout parmi les jeunes, il y a énormément de frustration par rapport à la corruption du gouvernement. Le problème n’est pas uniquement avec Clinton, mais avec tout candidat traditionnel. C’est pourquoi Bernie, un socialiste très progressiste qui a toujours tenu à ses principes, a suscité tellement d’espoir. Et voilà pourquoi, après le résultat des primaires, beaucoup pensent ne pas voter du tout lors de cette élection, après avoir vu leur espoir foulé au pied par la mécanique interne bien huilée du Parti démocrate, où beaucoup ont intérêt à ce que les choses ne changent pas!
Depuis longtemps, les États-Unis approchaient d’un tel moment de crise. Cependant, que cela arrive lors d’une élection qui devait proposer des solutions économiques, écologiques, des solutions de sécurité nationale ou pour amoindrir les nouvelles tensions raciales, c’est vraiment le comble. Le problème n’est pas forcément ce que Trump pourrait faire en tant que président : il y a un système de contre-pouvoirs, les checks and balances de Madison, très puissant et précisément en place pour limiter les pouvoirs de l’exécutif aux États-Unis, ce qui réduirait l’ampleur de ce que Trump pourrait accomplir. Mais ce que cela révélerait à propos d’une large part de notre population, ce que cela montrerait du déchirement politique interne de notre nation et ce que cela dirait au reste du monde, cela pourrait causer potentiellement beaucoup plus de dommages indirects.
En effet, je crains ce que cette situation représente pour le cœur de la culture américaine. Le discours qui a pris forme durant cette élection – un discours de haine flagrante, de désinformation éhontée ou d’apathie complète – est plus extrême que tout ce que j’ai vu auparavant. Pour l’instant, je crois que je vais rester ici, bien assise sur mon glacier, les deux mains dans la face, non pas à pleurer un amour perdu, mais en tâchant de garder espoir.