Champ libre

« Le Beau est promesse de bonheur »

Par Katerine Gosselin le 2016/01
Champ libre

« Le Beau est promesse de bonheur »

Par Katerine Gosselin le 2016/01

Le dernier appel de textes du Mouton Noir, sur le thème du bonheur, m’a interpellée autant qu’il m’a laissée perplexe. Désireuse d’y répondre en abordant ce très beau thème sous l’angle de la culture, je me suis vite butée à une difficulté : les œuvres d’art, en fait, ont peu à voir avec le bonheur. Nous en parlent-elles, nous en procurent-elles? J’avais beau chercher des exemples, j’en arrivais à la conclusion que l’art n’entretenait, au mieux, qu’un rapport indirect avec le bonheur.

À part deux ou trois films par année immanquablement qualifiés de « films qui font du bien », l’art a plutôt tendance à être « dur », à frapper fort, à ébranler. Il y a bien sûr des contre-exemples possibles mais, en général, les œuvres des Réjean Ducharme, Michel Tremblay, Anne Hébert, Marie-Claire Blais, ou ajoutez-en : Flaubert, Kundera, Picasso, Beckett, Robert Lepage, Nelly Arcan, etc., on n’en sort pas à proprement parler heureux. Est-ce à dire qu’on en ressort malheureux? Pas pour autant. Les œuvres d’art ne procurent ni bonheur ni malheur, elles semblent se situer ailleurs.

Du bonheur, il y en a aujourd’hui plein nos écrans. À écœurer. Le bonheur en décor de carton des Morissette, le bonheur en silicone d’Anne-Marie Losique, le bonheur en colonne de chiffres de Philippe Couillard, le bonheur en faux-fini du Canal Vie, celui en quatorze services de la chaîne Zeste, le bonheur tellement vrai de TVA qu’on n’y trouvera bientôt plus personne pour s’y poser une question… Du beau bonheur durable, tellement évident, qu’il ne reste plus qu’à vouloir le reproduire (car qui ne voudrait pas être Véro?). Si l’art a quelque chose à voir avec le bonheur, c’est précisément contre ce bonheur-là.

Ces réflexions me rappellent les débats qui ont entouré la parution du Voyage au bout de la nuit, le premier roman de Louis-Ferdinand Céline, en 1932. On a beaucoup reproché à Céline la cruauté de ses portraits, l’accusant de dépeindre la face la plus sombre, les travers les plus sordides de l’humanité. Réponse de Céline, toujours la même : « Que le monde change d’âme, je changerai de forme! » Un journaliste a quand même trouvé le moyen, à l’époque, de lui suggérer d’écrire Voyage à la pointe du jour comme suite au Voyage au bout de la nuit, histoire d’équilibrer la vision trop pessimiste de ce livre « répugnant et saisissant », sans « scintillation d’espoir ».

Si la proposition du journaliste fait sourire, je ne veux pas en rire. Car elle nous ramène au problème qui nous occupe, celui du rapport entre l’art et le bonheur. Le journaliste, ici, n’a pas tout faux. Il a raison de dire que l’œuvre de Céline est noire et qu’elle ne laisse pas d’espoir pour ses personnages. Il reconnaît bien son aspect « saisissant », qui le froisse et le choque. Le problème est qu’il demande à l’écrivain de réparer cette vision des choses, de l’enluminer, afin qu’il n’ait plus lui-même à s’y démener. Le journaliste accepte de suivre Céline de l’autre côté du miroir, à condition qu’il puisse en revenir, et indemne… « Ah! non, mon vieux », conclut Céline.

Les œuvres d’art parlent peut-être du bonheur, mais d’un bonheur dont elles n’ont pas la clé, un bonheur dont elles indiquent au loin la possibilité, au-delà de la traversée des apparences. Si elles parlent du bonheur, ce n’est pas comme d’un état permanent de satisfaction béate, mais comme le terme d’une longue quête. L’art, peut-être, rappelle à chacun que le « bon heur », l’heureuse destinée est quelque chose à construire, dans l’exercice renouvelé, toujours contraint mais non moins réel, de sa liberté.

« Le Beau est promesse de bonheur », écrit Baudelaire paraphrasant Stendhal dans Le peintre de la vie moderne. « Promesse », c’est-à-dire annonce, indication de quelque chose d’autre, à venir. Devant les simulacres de bonheur dont on nous renvoie partout l’image, cette promesse, ce murmure est encore ce qu’il y a de plus réel.

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