J’ai longuement hésité à écrire sur le bonheur. D’abord parce que notre dossier spécial contient de très bons textes sur le sujet, écrits par des gens qui y réfléchissent plus souvent que moi. Mais d’un autre côté, le petit démon qui me souffle à l’oreille gauche à l’occasion se faisait de plus en plus persistant. J’ai un problème avec le bonheur. Non pas que je ne le cherche pas, comme tout le monde, mais j’ai un goût âcre dans la bouche quand j’y pense. Le bonheur est un but pour certains et un chemin pour d’autres, mais c’est souvent, très souvent, un concept basé sur l’individualisme.
Tocqueville disait : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui prédispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »
Dans nos sociétés occidentales, nous cherchons un bonheur basé sur la satisfaction de différents besoins. Des besoins bien personnels. Les réseaux sociaux sont tapissés de jolies petites pensées issues de la psycho-pop dans lesquelles on nous propose souvent de faire son propre bonheur en oubliant la présence des autres ou leur opinion. Pour être heureux, nous dit-on, il faut faire son propre bonheur. On voit de plus en plus de coachs de vie qui veulent nous apprendre à être heureux. N’est-ce pas dangereux? Pour ce faire, il faut inévitablement éliminer les irritants. Il devient alors facile de rejeter ce qui se met en travers de notre chemin. Or, ne vaudrait-il pas mieux affronter certains revers, certaines erreurs, certains problèmes pour en ressortir plus expérimenté et grandi?
Par ailleurs, abandonner la société, pour reprendre Tocqueville, va à l’encontre d’un bonheur collectif et contagieux. Plusieurs ouvrages de référence suggèrent même que le bonheur est l’absence de stress, de souffrance et même d’inquiétude. Drapeau rouge! Comment parvenir à une société égalitaire et juste sans s’inquiéter de certaines situations, des agissements des gouvernements, de l’avenir de la planète… On dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Ils se complaisent dans un état de satisfaction. Métro, boulot, dodo, deux semaines de vacances dans le Sud, deux voitures, une maison à la campagne et 30 Viestous les soirs à 19 h. Il faut dire que, de cette façon, le néolibéralisme capitaliste tient le peuple dans l’ignorance et l’amadoue en évitant les révoltes. L’American way of life, une propagande qui a longtemps fonctionné et qui continue de faire des victimes.
L’acteur et réalisateur américain, Sean Penn, propose une analyse fort intéressante dans son film Into The Wild. Il y exprime bien l’essence même du problème entre deux opinions contradictoires concernant le bonheur : le bonheur se trouve-t-il dans la solitude, l’indépendance et la communion avec la nature ou, au contraire, n’apparaît-il pas plutôt lorsque l’homme est en société?
Une société peut-elle être heureuse?
Mais comment obtenir un bonheur collectif? Ce n’est certes pas par l’accumulation des bonheurs individuels.
Le bonheur collectif, l’idée derrière les philosophies de Confucius, de Bouddha et même de Platon, a mené à plusieurs révolutions dans l’histoire. Mais une réalité demeure : c’est lorsque l’État a pour rôle de subvenir à tous les besoins des individus et d’organiser leur bonheur que les problèmes et les abus surgissent. « La médaille de l’utopie a deux revers : celui du rêve collectif, d’une humanité meilleure, de la lutte pour l’abolition des inégalités, l’accès à tous aux richesses du pays et à l’éducation et au savoir, bref le bonheur généralisé; puis celui où tous les pouvoirs sont concentrés aux mains de l’État (le plus généralement d’un groupe d’hommes), avec un régime autoritaire (dictature, totalitarisme) et la quasi-impossibilité de pouvoir contester, critiquer ou montrer les insuffisances du pouvoir en place – il semble, d’ailleurs, que cette attitude dépasse le strict domaine des pouvoirs totalitaires, pour être une manière de pratiquer le pouvoir, quel qu’il soit.1 »
Alea jacta est2, c’est l’organisation politique de nos sociétés qu’il faut blâmer! On nous vend des rêves qu’il est souvent impossible d’atteindre, d’où notre éternel quête. La solution s’impose d’elle-même, moins d’État, moins de grandes entreprises capitalistes qui nous inventent des besoins matériels. Une société qui se gouverne elle-même, l’humain est assez intelligent pour trouver un certain degré de plénitude dans lequel tout le monde a sa place et a droit à sa parcelle de bonheur!
1. Joseph Cardella, « Philosophie : le bonheur », LeMauricien.com, juin 2012, www.lemauricien.com.
2. « Le sort en est jeté. »