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Une tension loin d’être inédite

Par Nathalie Lewis le 2015/03
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Une tension loin d’être inédite

Par Nathalie Lewis le 2015/03

« Touche pas à ma région! » Une injonction et un caractère péremptoire qui ne laisse pas indifférent. Un slogan sujet à déranger ceux qui veulent y lire les germes d’un repli sur soi. Pour autant, ce slogan/mouvement s’insurge contre une action également péremptoire qui semble faire peu de cas des liens sociaux inscrits sur le vaste territoire québécois. Y aurait-il des visions contradictoires guidant nos modes d’habiter?

La gageure qui se dégage de l’histoire du Québec (et du Canada) n’est pas anodine : habiter un territoire immense. L’habiter non pas passivement pour assurer une présence géostratégique ou une main-d’œuvre disponible à l’extraction des ressources, mais l’habiter pour y développer une culture originale, des liens sociaux différenciés, un vivre-ensemble de qualité afin d’y construire une nation forte et ouverte sur le monde. Aussi loin qu’il est possible de la retracer, la tension entre la « colonisation » – l’occupation des terres – et l’exploitation des ressources a été vive. Ces tensions, ces débats traversent toute notre histoire collective, mais dépassent et nourrissent nos rapports culturels et sociaux ancrés dans la matérialité territoriale. Nous ne reviendrons pas sur l’ancrage identitaire québécois issu des pouvoirs propres alloués aux provinces, mais notre culture, celle qui caractérise le Québec, en est marquée. Il est important de revenir à l’histoire quand on tente de refaire le présent pour se projeter vers l’avenir. Trop souvent la tendance est à crier à l’innovation, à défaire ce qui avait pourtant eu un mobile collectif.

L’histoire est certes culture, elle est également relations de pouvoir. La gouverne des États, petits et grands, concourt à ces jeux de pouvoir. Mais ne nous y trompons pas, ces jeux ne sont pas propres aux regroupements politiques : ou plutôt le politique est partout, comme les enjeux de pouvoir qui s’y rattachent. Revenons à nos coins de territoire donc… ces coins à l’identité différenciée. Au sein du Québec, chaque région – que ce soit la région montréalaise ou celle du Bas-Saint-Laurent (dix-sept si on suit un découpage purement administratif, davantage si l’on tente l’exercice d’une définition en termes d’identité territoriale y incluant de multiples paramètres) – chacune contribue à alimenter un lien insécable plus fort que la somme de ses paramètres… En fait, chaque région revendique une certaine autonomie dans l’application et le choix de sa trajectoire. C’est cette tension entre centralisation et décentralisation qui chemine avec notre histoire. Autour de ces notions, des enjeux de pouvoir. Les tensions des derniers mois avivent cette réalité loin d’être inédite.

Justement, ce caractère de déjà-vu peut venir à lasser. S’il est question de construction collective, peut-être doit-on cesser de déconstruire! Peut-être doit-on réfléchir, ensemble.

Et l’on revient à notre histoire, à notre territoire, à nos efforts collectifs. Certes nous ne sommes pas toujours unanimes sur la direction à suivre, certes pas toujours unanimes sur les moyens, certes pas en accord nécessairement les uns avec les autres… mais, espérons-le, capables de nous parler et surtout de nous écouter. L’histoire, le territoire, le politique restent des notions abstraites dans lesquelles se retrouvent des gens, des femmes et des hommes, bien réels. Ce sont ces personnes qui vivent sur nos territoires. Ce sont ces vraies personnes qui évoluent, construisent et pensent notre vie collective. Ces personnes ne sont pas des abstractions : les débats sur le devenir de notre collectif passent par eux.

Justement, ce caractère de déjà-vu peut venir à lasser. S’il est question de construction collective, peut-être doit-on cesser de déconstruire!

L’État, l’État québécois, orchestre ces débats. Le vivre-ensemble impose l’écoute des réalités multiples, impose un certain regard surplombant. L’État central démocratique a cette fonction essentielle. L’État est essentiel, mais l’État, d’une certaine façon, c’est nous, ce que nous y transmettons. Loin d’être le véhicule parfait, il reste le reflet d’une société. De tous les membres de cette société (qu’ils soient ou non en accord avec nos propres idées). Notre rôle est de veiller, de discuter et de partager les idées, de participer, voire de crier quand les directions prises deviennent absurdes, quand elles servent des intérêts par trop singuliers. « Touche pas à ma région! » reflète ce rôle citoyen. Il s’agit ici de contrer des décisions qui font fi du territoire et de son épaisseur (historique, sociale, culturelle, économique). Il s’agit de reconnaître les habitants du territoire, ces femmes et ces hommes en chair et en os qui construisent le vivre-ensemble. Il s’agit encore de reconnaître une expertise à ces acteurs territoriaux qui sont aussi ancrés dans des institutions et contribuent par leur vie extra-professionnelle à tisser ce territoire. Il ne s’agit pas ici de s’opposer au changement, mais d’en mesurer les impacts!

Il ne s’agit pas de sauvegarder un vivre-ensemble folklorique, mais de construire un lien original et différencié dans ce tout qui compose le Québec contemporain. Ce ciment qui permet l’innovation… l’innovation qui nous caractérise. Il convient dès lors de revenir à notre vaste territoire et à sa construction séculaire différenciée. Ces différences dans un État unifié font notre identité. Il ne s’agit plus d’enlever ou de donner du pouvoir, mais de se faire confiance… et de travailler pour le bien de tous, ce bien commun trop souvent galvaudé. Décentraliser et garder un État central cohérent peut permettre cela. Vouloir protéger des acquis régionaux va dans ce sens, car les enjeux de société, ici et là-bas, doivent être au cœur de nos préoccupations… L’importance du lien de connivence entre les territoires locaux et l’État est incontournable, sachant que l’échelle québécoise reste relativement « locale » dans un monde en expansion. Le mouvement actuel « Touche pas à ma région! » doit nous y inviter.

Il s’agit d’être vigilants et de cibler les vrais enjeux loin des replis sur soi que l’on doit fuir, de l’opposition atavique rural/urbain, ou celle de régions éloignées/centralité. Nous sommes peu nombreux collectivement, nous sommes forts de cette union. Le mouvement « Touche pas à ma région! » atteste d’un souci citoyen inscrit dans notre mode de fonctionnement démocratique, il est ce rôle de vigile qui accompagne notre système représentatif, et sa montée en force est essentielle.

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