La page aussi blanche que ce décor qui m’entoure, plaine de glace et de froid, vent si oppressant que sous ses assauts répétés, quelques minces filets de neige sont même parvenus à s’immiscer à l’intérieur, squattant le rebord des fenêtres donnant sur le nord, comme si l’hiver voulait avoir raison de moi, de nous, comme si février s’était allié au Conseil du patronat et à la bande à Couillard pour nous signifier qu’il n’y a plus rien à tirer de ces régions lointaines, que ces maisons bancales sont bonnes pour la casse, que celles et ceux qui y résident, ou qui y résistent, auraient tout avantage à plier bagage et à poursuivre leur piteuse existence dans un quelconque HLM d’une ville-centre. L’Histoire a de grotesques hoquets, et les plus vieux d’entre nous se souviennent avec dépit avoir déjà joué dans ce film à l’époque du BAEQ et des Opérations Dignité.
La maison que j’habite a plus de cent cinquante ans. Au moment de sa construction, elle était la dernière du quatrième rang de Saint-Alexandre-de-Kamouraska, un rang qui ne débouchait pas alors, mais qui donne aujourd’hui sur le Chemin du Lac, cette voie qu’empruntaient déjà notamment les Malécites avant même que les Blancs ne s’intéressent à ce coin de pays. Maison de colonisation, donc, sise à l’époque en pleine forêt. Période de misère où la vie se gagnait à coups de hache et à l’huile de bras, où l’on se construisait un abri temporaire en attendant de pouvoir soustraire à la forêt ambiante les madriers qui allaient permettre une installation permanente. Mais si ces pauvres pionniers en arrachaient comme ce n’est pas permis, ils avaient tout au moins pour les encourager dans leur détresse la caution morale des élites du temps. Craignant de voir leurs ouailles quitter la saine campagne et aller joindre les troupeaux en perdition dans les villes de Québec et de Montréal, voulant mettre un frein à l’exode massif des populations rurales qui gagnaient les États-Unis pour une vie « facile » dans les « factries » de la côte Est, le clergé et les élus, qui en avaient l’habitude à l’époque, s’étaient donné la main pour inciter ces hordes démunies à rester chez nous.
Je me souviens, dans les années 1970, avoir visité une ferme à Saint-Elzéar-de-Témiscouata. Superbes bâtiments admirablement entretenus, parterre manucuré, lopins de terre vallonnés, riches et fertiles, vert azote comme diraient les agronomes. Je remarque près de la grange un instrument aratoire dont je ne connais pas l’utilité. « Ça, c’est une essoucheuse. On gréait ça après les bœufs, pis, plus tard, après les chevaux. Ça servait à arracher les troncs après qu’on avait coupé les arbres. J’travaillais avec mon père. J’vous jure qu’on en a trimé un coup pour en arriver à c’te belle terre faite-là… Pis aujourd’hui, y voudrait qu’on reboise tout ça! » Belle carrure d’homme malgré l’âge, visage volontaire, regard franc et profond comme la vallée. Même pas de dépit dans la voix, juste un soupçon de regret, et d’incompréhension.
Sur l’île Verte, où j’ai traîné mes savates un certain temps à la même période, il y avait à l’époque plus de vingt familles qui vivaient encore des ressources de l’île, principalement de l’agriculture et de la pêche. On parle aujourd’hui de l’île comme d’un havre de paix, un bijou environnemental, mais, à mes yeux, la véritable écologie ne fait pas abstraction de la présence humaine. Dans ce cas, il y a eu perte réelle. Comment se fait-il que, génération après génération, et pendant près de deux siècles, des milliers de personnes ont pu vivre des ressources de l’île, alors que la chose ne semble plus possible aujourd’hui? Avait-on besoin de vider Forillon de ses habitants pour en préserver la beauté et la faire partager à l’univers?
C’est à ces questions que devraient s’attarder les bonzes qui nous gouvernent, au lieu de stigmatiser les régions et de les traiter comme les parias du Québec. Et ce n’est certes pas en vidant l’appareil gouvernemental de ses scientifiques les plus versés en matière de faune, de compréhension et de préservation de l’environnement que ces émules de Harper y trouveront réponse. Ils finiraient peut-être par comprendre cette vérité essentielle : l’économie ne se construit ni au détriment des hommes ni au détriment de la nature.