
Au commencement est le consentement
Dans une célèbre entrevue accordée en 1991 au New Musical Express, Kurt Cobain évoquait l’un des enjeux les plus fondamentaux des agressions à caractère sexuel : « Le viol est un des pires crimes sur terre. Et ça arrive chaque minute. […] Le problème, avec les groupes qui s’occupent du viol, c’est qu’ils essaient d’éduquer les femmes aux moyens de se défendre. Ce qui doit vraiment être fait, c’est enseigner aux hommes à ne pas violer. Aller à la source et commencer là. » Là. Sans doute autour de la notion de « consentement », une notion qui touche à la fois au consensus moral (ce qui relève, socialement, de l’inacceptable et du condamnable, notamment par le système judiciaire et par le discours social) et à une dimension plus complexe de notre manière d’être au monde, à notre intimité la plus profonde : les manières de susciter l’approbation et de discuter du consentement, au cœur de notre vie intime, sexuelle. Là où tout semble mystérieux, subtil. Là où la magie semble parfois relever de l’implicite. Là où on fait l’expérience de la vulnérabilité, puisque l’autre peut consentir, ou non, à notre désir. Là où on apprend que ça peut faire mal, un refus. Que ça peut être magnifique, un consentement, un oui.
Culture porn et safe sex affectif
Plusieurs grandes entraves se posent encore à l’atteinte d’une véritable culture du consentement. La pudibonderie puritaine et la culture omniprésente de la pornographie forment un couple démoniaque qui diabolise d’une main tout discours sur la sexualité, notamment en propulsant une culture du slut-shaming (humiliation des salopes) tout en favorisant la présentation d’images tordues de la sexualité de l’autre. Il faut absolument écouter ou lire Ran Gavrieli au sujet de la pornographie, cette vision étroite et formatée de la sexualité « sans les mains ». Cette imagerie restreinte qui détourne, tord, réduit, envahit et monopolise notre imaginaire érotique en instillant une vision qui relève de la logique du viol, de la dégradation et de la soumission des femmes, une logique qui transforme les jeunes hommes, paralysés, parasités par des images obsessionnelles liées à leur capacité de performance et à la taille de leur sexe, « en agresseurs ». Tout ça, parce qu’au lieu de parler de sexualité, on montre de la génitalité (ah, bien sûr, ne soyons pas hypocrites, le succès de la pornographie démontre que la génitalité montrée peut exciter, comme l’héroïne peut simuler quelque chose qui ressemble au bien-être). Or Gavrieli propose, comme contrepoids à la culture porn, une culture du safe sex affectif : là où deux êtres humains, deux âmes, qu’ils se connaissent « depuis dix ans ou depuis une heure », puissent se retrouver « dans une chambre et rire ensemble. ».
Je pense à ces œuvres qui racontent parfois la douleur de l’agression, la douleur du viol ou des actes non consentis, parfois la joie des amants qui rient, sourient, s’émerveillent.
Et pourquoi pas la littérature?
Alors, le contraire du discours puritain répressif et de la culture porn, ce serait quoi? Faire voir, faire entendre et faire lire autre chose, d’autres points de vue, plusieurs autres points de vue. Le point de vue de la sexualité « avec les mains ». Le point de vue du consentement (et de sa diversité). Le point de vue du désir. Celui du désir des femmes, singulièrement absent à la fois dans la porno, mais aussi dans l’histoire de l’art et de la littérature. Peut-être s’agit-il aussi de faire lire ces œuvres de femmes que les hommes lisent si peu et qui parlent pourtant du désir qu’elles ont, qu’elles peuvent avoir, elles, de leur corps à eux. Je pense à ces œuvres qui racontent parfois la douleur de l’agression, la douleur du viol ou des actes non consentis, parfois la joie des amants qui rient, sourient, s’émerveillent. Je pense à Purge de Sofi Oksanen (un roman qu’il faudrait déposer entre toutes les mains). Je pense aux romans de Nancy Huston, à qui cette réflexion doit beaucoup, à ceux de Louise Erdrich ou de Stéphanie Pelletier. Je pense à l’idée d’une « sexo-poésie », comme l’écrivait récemment Élisa Brune, dans Le Salon des confidences : le désir des femmes et le corps de l’homme, dans lequel elle présente non seulement des récits de désir et de plaisir, mais aussi une liste d’envies, une liste de consentements potentiels à partager, discuter, explorer (qu’a reproduit Agnès Giard). Une liste de consentements. À discuter. Éventuellement à rediscuter, à réévaluer et à réaffirmer (au sens où le consentement ne devrait pas être considéré comme définitif). L’esquisse d’un imaginaire où se révèle non pas notre seule aliénation mais notre liberté. La possibilité de dire « non je veux pas » ou alors « oui je veux Oui ». Ce Oui prodigieusement sensuel, amoureux que j’emprunte ici à Molly Bloom, la figure centrale, florale, épanouie, « libre et libératrice », comme le soulignait Brigitte Haentjens, de l’Ulysse de James Joyce. Ce Oui magnifique de la littérature à la complexité, à la fertilité, à la banalité et aux épiphanies du désir et de la vie.