Champ libre

Quand Isabelle ne se tait plus

Par Véronique Lavoie le 2014/11
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Champ libre

Quand Isabelle ne se tait plus

Par Véronique Lavoie le 2014/11

Stéphanie Pelletier a lancé, en septembre dernier, son premier roman, Dagaz, aux éditions Leméac. Après la publication remarquée et récompensée de son recueil de nouvelles Quand les guêpes se taisent (Prix littéraire du Gouverneur général en 2013), cette nouvelle parution était fortement attendue. « L’histoire d’une poignée de femmes blessées, mais si vivantes », voilà la prémisse de ma lecture en guise de dédicace.

Le titre, Dagaz, dégage déjà une aura de mystère. Dans la file pour rencontrer l’auteure bas-laurentienne à son lancement, je lis l’exergue qui teinte toute la dynamique de l’œuvre : « Dagaz est la vingt-troisième rune de Futhark; elle symbolise le jour, l’aube et l’éveil. Sa symétrie souligne la dualité des êtres. » Le roman commence sans se hâter avec une page blanche où respire et prend vie la réplique : « — Pierre, j’ai un amant. » Les doigts frétillants veulent tourner la page, découvrir ce Pierre, cet amant, cette femme, mais le regard reste absorbé par tout cet espace et encore ce mystère.

Avec son bagage de nouvelliste, Stéphanie Pelletier excelle dans l’art de bien amorcer histoires et chapitres avec des phrases courtes qui cadrent immédiatement les fragments de la vie d’Isabelle, une cuisinière de 33 ans à Baie-des-Sables en arrêt de travail en raison d’une dépression. Mariée à Pierre, son « six pieds quatre de bonheur », Isabelle se trouve emmêlée dans un triangle amoureux de par le retour dans la région de Martin, son amour de jeunesse. Sont dépeints, par une narratrice attentive aux moindres détails de la vie, des personnages ambigus, comme ce mari tendrement agressif et dominateur, des personnages apaisants de simplicité, comme Martin, et d’autres faits de chair et de blessures, comme Agnès, la mère d’Isabelle, et Rolande, la grand-mère.

Cette lignée de femmes camoufle une histoire : la disparition dans les années 1970 de Violette, la grande tante de la narratrice. Isabelle rassemble toute l’information possible pour comprendre ce qui est arrivé à sa tante, ce que le lecteur découvrira à la fin du roman. Cependant, bien que Violette et Isabelle se ressemblent étrangement, les 28 pages consacrées à Violette supplantent la finale autour d’Isabelle qui s’étend seulement sur deux pages. Ce bémol s’explique par mon profond attachement à l’héroïne qui semble si vivante, comme si elle avait été ma voisine.

Tout au long du roman, Stéphanie Pelletier imprègne son récit d’images qui reflètent une vision singulière du monde : « Il embaume le dehors » ou « comme un whippet au four à micro-ondes ». Les surnoms que Pierre donne à sa douce : « belle sauvage délurée », « belle sauvagine à la gomme d’épinette » ou « harpie des collines » sont tout aussi savoureux. J’ai extrait un passage de l’œuvre qui décrit bien l’ambiance du roman et qui illustre le style de l’auteure : « on me demande quels sont mes sujets. Honteuse, je réponds que ça n’a rien de fabuleux des fleurs, des insectes, des petites choses simples. Qu’est-ce que j’essaie de saisir dans les choses simples? Leur ampleur, je crois. La lumière aussi. »

Bref, Dagaz c’est l’éveil d’Isabelle qui tente de se réapproprier sa vie : arrêter d’être la « mère » d’Agnès, la femme soumise de Pierre et vivre dans le désir. Contrairement à sa narratrice, Stéphanie Pelletier n’a pas fait de fausse couche en nous livrant ce roman sincère, rythmé et haletant jusque dans les simples gestes du quotidien.

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