
L’Espagne, dont la situation actuelle est assez peu connue quant aux manoeuvres politiques de l’oligarchie héritière du franquisme qui s’y maintient au pouvoir depuis novembre 2011, s’avère à cette heure un nouveau « gisement » à exploiter pour le néolibéralisme. En effet, après les attaques en règle menées contre les fondements historiques de l’État de droit, le Partido Popular de Mariano Rajoy tente de mettre les pendules de l’État espagnol à l’heure du capitalisme le plus sauvage.
Ce portrait, nullement exagéré pour qui connaît le pays – ou y vit, comme c’est mon cas –, ne peut qu’effleurer les lourdes conséquences qu’on ressent dans un pays où le gouvernement « met à jour » la politique économique au profit des riches. C’est là, dans la quotidienneté de cette mise à jour, qu’on constate tout l’arbitraire et toute la violence de l’idéologie capitaliste à l’œuvre. L’espace me manque ici pour détailler la généalogie de cette situation qui m’obligerait probablement à traiter de la transition démocratique espagnole de 1978 et à remonter aux événements de juillet 1936.
Je me pencherai toutefois sur une autre généalogie, directement liée à ce moment crucial : celle de la politique d’exclusion du système public de santé d’une énorme frange de la population, la population migrante. Par un décret appliqué le 1er septembre 2012, l’exécutif espagnol a retiré le droit à l’assistance médicale publique et gratuite à environ 800 000 personnes migrantes sans permis de résidence. Le prétexte : la « nécessité » de rentabiliser le système de santé. Dans les faits, ce décret a bouleversé le système espagnol, passant d’un modèle inclusif à un modèle d’assureur. Si l’on n’est pas citoyenne ou citoyen, il faut avoir cotisé pour avoir droit à la santé. L’État n’est plus qu’une compagnie médicale privée parmi d’autres; la santé n’est plus un droit inaliénable, mais bien un service qu’on échange contre de l’argent, contre une vie « active économiquement », selon les critères de normalité imposés par le pouvoir.
Dans les faits, ce décret a permis la double consolidation d’une situation d’exclusion systémique généralisée. D’un côté – celui des migrants –, la consolidation passe par le fait que beaucoup ont pu assumer cette situation de marginalisation et ressentent même souvent une certaine peur quant aux institutions. De l’autre – celui du personnel administratif –, la consolidation s’appuie sur le fait que cette exclusion « légale » a pu être perçue comme normale, voire nécessaire, justifiant et légitimant les préjugés personnels ou le racisme, leur donnant une raison d’être politique.
La consolidation idéologique de cette situation a instauré en Espagne un système qui traite différemment les humains selon leur origine, leur condition et l’argent qu’ils déboursent. C’est à un véritable apartheid sanitaire auquel la société fait face aujourd’hui, lequel a d’ailleurs déjà causé la mort de quatre personnes migrantes en situation d’exclusion. La plus récente étant celle de Janeth Beltran, en avril dernier, qui est décédée après avoir trop attendu pour consulter, persuadée qu’on allait lui facturer l’assistance médicale, ce qui arrive systématiquement et qui s’est d’ailleurs produit, après sa mort, comme elle l’avait craint.
Yo Sí Sanidad Universal
Devant cette froide agression bureaucratique s’est organisé Yo Sí Sanidad Universal, un mouvement autonome et horizontal de désobéissance et de défense des droits à la santé. Ce mouvement est composé de professionnels de la santé décidés à désobéir et de citoyens espagnols qui veulent aider leurs voisins en situation d’exclusion en les accompagnant dans des centres de santé. Leur objectif est d’en finir avec le décret 16/2012 et, plus généralement, de lutter contre l’exclusion et la perte d’un droit qui, s’il n’est pas universel, n’est pas.
En effet, bien que les personnes migrantes aient été les premières considérées comme superflues, de seconde classe, ce changement de modèle concerne toutes les personnes qui résident en Espagne. Tout compte fait, c’est l’expropriation d’un droit qui a été mise en place, et cette menace n’est pas limitée à l’État espagnol. L’égalité des personnes a été rompue dans un domaine de plus. On n’a plus naturellement « droit à la santé », comme on le présume en général au Québec, ignorant que ce droit est l’objet d’une lutte quotidienne pour des gens exclus de l’assurance maladie qui vivent dans notre province. On « possède » désormais un droit d’accès à la santé, qui correspond à notre situation privée telle que la définit le capitalisme, c’est-à-dire notre valeur en capital actif.
Le système d’assurance qui a été mis en place par l’État espagnol a « vendu » la santé, en distribuant les « parts de droit » et en établissant des catégories qui régissent le type de prestations incombant à chacun et à chacune. Devant ce type d’attaque en règle, qui passe d’abord par une consolidation de l’exclusion, personne n’est, et n’a jamais été, à l’abri.